Manger ou se reproduire ? Le dilemme vital des plantes carnivores

Le succès évolutif des plantes à fleur (Angiospermes) vient en partie du fait qu’elles s’associent à d’autres organismes, et notamment des insectes, pour assurer leur reproduction sexuée via la pollinisation croisée. Ce type de reproduction assure le brassage génétique et donc l’évolution de l’espèce. Pourtant, chez les plantes carnivores, un problème évident se pose… Comment arrivent-elles à trier les insectes qu’elles capturent pour palier au manque de nutriments de leur milieu, de ceux assurant la pollinisation de leurs fleurs et donc leur reproduction ? En d’autres termes, comment font-elles pour ne pas manger leurs pollinisateurs ?

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Drosera longifolia L. [1753][Dét. Philippe FERRANTE]
Droséra à longues feuilles, Drosera longifolia L. par Philippe Ferrante via Tela Botanica CC BY-SA 2.0

Quelques bases de biologie pour commencer

Il existe plusieurs types de plantes avec chacune des caractéristiques biologiques bien différentes. Le groupe dominant actuellement le règne végétal se nomme « Angiosperme » et il regroupe toutes les plantes qui produisent des fleurs. Il existe aussi les Gymnospermes qui produisent des cônes et non des fleurs (c’est le cas des conifères par exemple), les Ptéridophytes (fougères et plantes similaires) et les Bryophytes (mousses au sens large) se reproduisent par spores avec un cycle de vie plus complexe. Sans entrer trop dans le détail, les plantes à fleurs seraient apparues relativement récemment d’un point de vue évolutif, il y a environ 130 million d’années (même si cette date fait débat), et dominent actuellement l’immense majorité de la diversité terrestre : plus de 90% des espèces de plantes font des fleurs. Comment expliquer cette domination écrasante ? Au moins en partie grâce à la production de fleurs.

Avant d’expliquer pourquoi, il est bon de rappeler quelques fondamentaux. La reproduction sexuelle permet un brassage génétique qui est à la base de l’évolution des espèces. Sans brassage génétique, les espèces n’évoluent pas et ne peuvent donc pas s’adapter à de nouvelles conditions environnementales. Chez les plantes à fleurs et les conifères, le pollen produit par les étamines joue le rôle du gamète mâle et les ovules situés à la base des stigmates dans l’ovaire, ou dans le cône, représentent les gamètes femelles. Lorsque le grain de pollen féconde l’ovule, ce dernier se transforme en graine et l’ovaire en fruit. Les graines sont alors dispersées dans la nature via plusieurs procédés (vent, animaux etc.), germent et donnent un nouvel individu avec les caractéristiques des parents.

Avant l’apparition des fleurs, les Gymnospermes (conifères) se servaient majoritairement du vent pour disperser le pollen dans l’espoir qu’un grain tombe par hasard sur le cône femelle d’un autre individu de la même espèce pour qu’il y ait une pollinisation croisée. Les probabilités que cet évènement se produise sont si infimes que les conifères produisent une quantité astronomique de pollen pour augmenter leur chance de réussite (voir vidéo ci-dessous). Certaines plantes à fleurs utilisent aussi ce mécanisme et ce sont souvent celles qui donnent des allergies tant la quantité de pollen produite est énorme (graminées, bouleaux, saules etc.). Mais, la majorité des Angiospermes ont une autre stratégie. Elles attirent des insectes bien spécifiques grâce à des odeurs, des formes et des dessins particuliers que seuls ces insectes sont capables de percevoir, et récompensent parfois leur venue avec du nectar. En se posant sur la fleur, les insectes se chargent (parfois malgré eux) en pollen et vont visiter la fleur suivante. Cette intéraction est presque parfaite : la plante assure sa reproduction sexuée sans produire des quantités démesurées de pollen et les insectes sont nourris, tout le monde y gagne.

Il existe évidemment des exceptions à ce précepte mais vous avez l’idée générale. En revanche, comment les plantes carnivores, qui sont toutes des plantes à fleurs, peuvent-elles contrôler l’attraction des insectes pour assurer leur pollinisation (et donc leur reproduction), et en même temps pour leur nourriture ? Il y a fort à parier que les insectes pollinisateurs sont d’autres espèces que les proies, sinon la carnivorie serait contre-productive et ne serait pas aussi répandue chez les végétaux. Et oui, d’un côté manger ses pollinisateurs reviendrait à saboter sa reproduction et son évolution, et de l’autre côté, laisser ses proies polliniser les fleurs sans les capturer reviendrait à abandonner la carnivorie. On voit bien qu’il existe ici un conflit, un dilemme, concernant l’attraction des proies au détriment des pollinisateurs et vice-versa. Ces deux catégories d’insectes sont attirées par les plantes carnivores mais pour des raisons bien différentes voire antagonistes. Mais alors, comment font-elles pour ne pas manger leurs pollinisateurs ? Quelles techniques ont-elles développées pour ne pas confondre proies et pollinisateurs ? C’est ce que nous allons voir dans les prochains paragraphes.

Le conflit proie/pollinisateur

Les plantes qui font face à ce conflit remplissent 3 conditions : 1) la plante carnivore doit être dépendante des insectes pour sa pollinisation et/ou sa dissémination, 2) le mode de vie des pollinisateurs et des proies doit être le même et, 3) le pollen et les insectes doivent être une ressource limitée dans le milieu. Explications.

Plusieurs plantes carnivores ne sont pas concernées par ce conflit. Tout d’abord, les espèces auto-fertiles, comme c’est le cas chez beaucoup de Drosera, ne remplissent pas la première condition. Ces espèces peuvent s’autopolliniser et ne dépendent donc pas des insectes pour leur reproduction. Il semblerait que les espèces douées de ce mécanisme économisent l’énergie dépensée dans la production de fleurs voyantes et attirantes tout en assurant leur reproduction et leur nutrition puisqu’elles peuvent capturer n’importe quel insecte : elles n’ont pas besoin de faire le tri entre proies et pollinisateurs. Ainsi, les plantes carnivores auto-fertiles ont le plus souvent des fleurs de petite taille et peu colorées. En revanche, il y a un désavantage flagrant : il n’y a plus de brassage génétique et donc plus de possibilité d’adaptation aux changements environnementaux. Attention toutefois, la pollinisation croisée fonctionne chez ces espèces et doit se produire dans la nature de temps à autre ce qui assure un minimum de brassage génétique suffisant pour permettre à ses espèces de s’adapter. En revanche, cette stratégie est risquée sur le long terme puisque l’évolution de ces espèces est fortement ralentie. Les Drosera miniatures ont une caractéristique similaire : elles peuvent se multiplier via la pollinisation croisée (les fleurs sont d’ailleurs très colorées et très voyantes ce qui laisse penser qu’elles attirent effectivement les pollinisateurs), mais se propagent principalement via une méthode de reproduction asexuée qui consiste à produire de petits propagules formant des clones de la plante mère. Elles présentent donc les mêmes avantages et inconvénients évolutifs que les Drosera auto-fertiles mais à moindre échelle.

Drosera gigantea- insecte capturé par Josette PUYO
Insecte capturé par Drosera gigantea L. par Josette Puyo via Tela Botanica CC BY-SA 2.0

D’autres plantes carnivores ne remplissent pas la seconde condition et capturent leurs proies dans des milieux différents des pollinisateurs. Les plantes du genre Utricularia ou Genlisea, par exemple, capturent des insectes aquatiques ou souterrains et sont pollinisées par des insectes volants. Dans ce cas, il n’y a donc aucun dilemme puisque le risque de capturer les pollinisateurs est nul. Les espèces qui ne se nourrissent pas d’insectes sont aussi exempts de ce conflit en ne remplissant pas la seconde condition. Par exemple, les espèces de Nepenthes qui utilisent les déjections d’animaux comme principale source de nutriments, ou encore Nepenthes ampullaria qui digère les végétaux en décomposition. Nous avions déjà parlé des intéractions mutualistes entre les plantes carnivores et les insectes dans cet article.

Enfin, une espèce ne remplit pas la dernière condition : Roridula gorgonias. En effet, cette espèce utilise ses punaises symbiotiques pour assurer sa pollinisation et peut donc capturer toutes les proies qui passent à sa portée. Les punaises vivent littéralement sur la plante et ne sont donc pas une ressource limitée a priori.

Les stratégies pour éviter le conflit

Les plantes carnivores qui présentent ce conflit ont développé trois grandes stratégies pour éviter de manger leurs pollinisateurs et ainsi assurer à la fois l’absorption de nutriments via leurs proies et leur reproduction sexuée. Les stratégies mises en place tentent de réduire au maximum la probabilité de capturer un pollinisateur, même si elle ne sont pas parfaites. Ces stratégies comprennent la séparation entre la fleur et le piège au niveau spatial, temporel ou sensoriel (olfactif ou visuel). Nous allons ici décrire ces méthodes séparément, mais elles sont souvent utilisées conjointement pour augmenter leur efficacité.

Drosera rotundifolia L. [1753][Dét. Liliane Roubaudi]
Drosera rotundifolia L. par Liliane Roubaudi via Tela Botanica CC BY-SA 2.0

Séparation spatiale

Nous le savons bien, la plupart des Drosera et la dionée produisent des hampes florales très hautes par rapport aux pièges qui sont souvent situés contre le sol de manière prostrée en rosette. Cette technique permet de séparer au maximum le type d’insecte qui va se poser sur les pièges et ceux qui vont polliniser les fleurs. D’ailleurs, la production de longues hampes florales permet aussi d’augmenter les chances de visites des insectes pollinisateurs volants. Prenons un exemple. Chez la dionée, les fleurs sont entre 15 et 35cm plus hautes que les pièges et sont principalement visitées par des insectes volants, alors que ces derniers ne représentent que 20% des captures des pièges. Ainsi, les insectes volants sont sélectionnés pour la pollinisation alors que ce sont plutôt des insectes terrestres qui sont capturés par les pièges. Malin ! Cette technique est mise en place par les genres Drosera, Dionaea, Heliamphora, Cephalotus et Pinguicula notamment.

Séparation temporelle

Cette séparation est observée chez Sarracenia et Darlingtonia qui ont tendance à fleurir avant la production de pièges au printemps. Cette technique ingénieuse permet de consacrer l’entièreté de l’énergie disponible à la pollinisation, puis à la capture de proies quelques semaines plus tard. Ce mécanisme est particulièrement intéressant puisqu’il permet d’éviter totalement la capture de pollinisateurs sans produire méthodes d’attraction trop sophistiquées au niveau des pièges et des fleurs. Il semblerait que certains Drosera utilisent aussi au moins en partie ce mécanisme puisque les feuilles collantes des espèces rustiques sont principalement actives en début de saison, bien avant la floraison qui a lieu pendant l’été où elles sont moins aptes à capturer des proies.

Sarracenia flava L. [1753] Jean-Claude Echardour]
Sarracenia flava L. par Jean-Claude Echardour via Tela Botanica CC BY-SA 2.0

Séparation sensorielle

Il existe plusieurs manières de séparer les pièges des fleurs d’un point de vue sensoriel, en variant les odeurs et les motifs visuels. Les plantes peuvent, par exemple, utiliser des couleurs claires comme le blanc pour les fleurs, ce qui attire mieux les insectes pollinisateurs que le vert/rouge des feuilles. C’est entre autre ce qui est utilisé par certains Drosera qui n’ont pas de fleurs odorantes et qui jouent simplement sur la différenciation de couleurs entre les fleurs et les feuilles carnivores pour trier les pollinisateurs des proies. Il est aussi possible d’utiliser des odeurs spéciales pour les fleurs uniquement, ce qui aura pour conséquence d’attirer les pollinisateurs sur ces dernières et non sur les pièges.

À l’inverse, plusieurs plantes carnivores produisent du nectar et divers composés volatils pour attirer les insectes non pas vers les fleurs mais plutôt vers les pièges. J’ai par exemple observé que les Sarracenia capturaient beaucoup de mouches et de guêpes alors que ce sont plutôt des bourdons et des abeilles qui sont attirés par les fleurs. On a ici une belle séparation olfactive entre les fleurs et les pièges qui attirent ainsi des insectes différents.

Sarracenia purpurea var. venosa (autre) par Gérard Reynaud
Sarracenia purpurea var. venosa par Gérard Reynaud via Tela Botanica CC BY-SA 2.0

Les proies attirées peuvent aussi varier au cours du temps. Il a été montré dans un article scientifique que les jeunes feuilles de Sarracenia produisent des odeurs sucrés semblables à celles de fleurs ou de fruits, attirant les insectes sans distinction particulière. Ainsi, des insectes normalement pollinisateurs sont capturés par le jeune piège. En revanche, un mécanisme se met rapidement place : les premières proies commencent à se décomposer et les odeurs émises par le piège changent. À partir de ce moment, les insectes attirés sont tout autre puisque l’odeur d’organismes en décomposition va favoriser l’attraction de mouches et non plus des pollinisateurs.

Limites

Les différentes techniques présentées ici sont souvent utilisées de manière conjointe par les plantes et à des degrés différents. Ces techniques ne sont pas parfaites car des pollinisateurs continuent à être capturés par les plantes carnivores, ce qui réduit leur capacité à se reproduire, limitant le brassage génétique et donc leur possibilité d’adaptation. Néanmoins, l’évolution est un phénomène dynamique qui n’est par essence jamais terminé. Les plantes carnivores continuent donc de s’adapter à leur environnement en fonction des pressions dominantes. Néanmoins, les milieux dans lesquelles poussent ces végétaux sont très contraignants, notamment à cause de la pauvreté nutritif des sols, et l’évolution trouve souvent le meilleur compromis entre toutes les pressions environnementales qui requièrent parfois des réponses antagonistes comme c’est le cas du conflit proie/pollinisateur : la solution de l’une (manque de nutriment donc accroissement de la capture de proies) augmente la pression de l’autre (pas de pollinisateurs disponibles pour la reproduction sexuée). De plus, nous avons ici parlé de plantes carnivores isolées, mais dans leurs milieux naturels, d’autres espèces entrent en compte : les odeurs et couleurs des fleurs et feuilles des espèces voisines peuvent perturber les techniques mises en place pour éviter le conflit proie/pollinisateur, ou au contraire les dynamiser !

Bref, ce sujet est passionnant et j’espère que cette petite introduction vous a permis de comprendre un peu mieux l’apparence et le mode de vie de vos plantes carnivores, ainsi que les règles de base de l’évolution, de l’adaptation et de la biologie.

@++
Arthur Sanguet

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