L’agave et la tequila dans l’histoire
Sous le soleil un paysan chemine, les champs d’agaves bleus ondulent, une hacienda se dresse un peu plus loin, à l’horizon les rangs d’agaves se lancent à l’assaut des pentes d’un volcan nommé Tequila. Ce paysage si évocateur, c’est le Mexique bien sûr, un paysage modelé par la relation entre l’homme et une plante extraordinaire : l’agave. L’Unesco a déclaré Patrimoine de l’Humanité cette région autour de la ville de Tequila, dans l’état de Jalisco au nord-ouest de Mexico. C’est un des sites mondiaux à protéger, exemple particulièrement représentatif d’une réussite admirable de la coexistence de l’être humain et de la nature.
Depuis bien avant l’arrivée des Espagnols, avant les Aztèques même, l’agave était si présent dans la vie et la spiritualité des populations que l’on peut parler d’une « civilisation de l’agave », riche en connaissances, traditions, mais aussi en interactions dynamiques avec les nombreuses espèces du genre Agave dont la plupart sont originaires du Mexique.
Les agaves sont des monocotylédones et ils font partie de la famille des Agavacées. Le genre Agave comporte environ 200 espèces, dont l’identification est difficile et sujette à de nombreuses controverses. Ce sont des xérophytes qui s’adaptent très bien aux climats tropicaux ou méditerranéens, en particulier grâce à leur métabolisme CAM (métabolisme acide crassulacéen). En effet, leurs pores se ferment le jour pour se protéger d’une trop grande transpiration et se rouvrent la nuit pour permettre les échanges gazeux. Leur feuillage est constitué de feuilles longues, épaisses, fibreuses, presque toujours munies d’épines et terminées par un aiguillon très dur et acéré. Elles sont disposées en rosette autour d’une tige courte, inapparente.
La floraison est spectaculaire. Chez les agaves qui nous intéressent, l’inflorescence en panicule peut atteindre 5 ou 6 m. C’est un assemblage de très nombreuses fleurs en ombelles, portées par des pédoncules rameux d’autant plus longs qu’ils sont plus bas. Cette disposition donne habituellement à l’inflorescence une forme pyramidale. Les fleurs trimères sont verdâtres et tubulaires, hermaphrodites, et donnent des graines noires dans des capsules allongées. Elles sont pollinisées par des chauves-souris, et aussi rarement par des insectes ou des oiseaux. Les agaves sont monocarpiques, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une floraison par plante qui meurt après coup. La survie est assurée par les graines, les rejets, ou par les bulbilles, petites plantes formées par multiplication végétative sur l’inflorescence.
Au Mexique, des espèces sauvages, des hybrides ou des variétés soigneusement sélectionnées sont cultivées à l’aide de techniques sophistiquées depuis des milliers d’années et pour de multiples usages : haie défensive, aliments, savon, papier, cordes, combustible, clous, remède contre les morsures de serpent… et, bien sûr, ce qui nous intéresse ici, pour les boissons qu’on en tire. L’aguamiel (ou « eau de miel ») d’abord, qui est la sève d’agaves géants, un liquide très riche en sucres et en micronutriments, minéraux et vitamines. C’est un très bon édulcorant qui convient aux diabétiques et une boisson fortifiante, un véritable don des dieux pour les hommes qui vivent sur ces terres pauvres et difficiles à cultiver. Puis, on peut fabriquer le pulque à base d’aguamiel fermentée naturellement, et donc légèrement alcoolisé. Et enfin, depuis l’arrivée des Espagnols et l’introduction des techniques de distillation, d’autres agaves servent à produire les différents mezcals dont la fameuse tequila, beaucoup plus alcoolisés.
Le pulque est considéré comme la boisson fermentée la plus ancienne jamais produite, car il était déjà connu depuis longtemps quand les Aztèques l’ont intégré à leurs rituels. Dans les codex préhispaniques, manuscrits très anciens où l’écriture est basée sur l’image, on retrouve fréquemment Mayahuel, la déesse de l’agave à pulque. Elle est assise au cœur d’un grand agave, un enfant dans les bras, les fleurs et fruits de la plante émergeant de son torse. Elle apparaît aussi en déesse généreuse et nourricière qui dispense aux hommes le pulque laiteux grâce à ses 400 mamelles.
La légende nous dit qu’une nuit, Quetzalcóatl, le vent cosmique, traversa le ciel pour regarder dormir une jeune vierge, Mayahuel. Elle dormait à côté de ses deux sœurs et de sa grand-mère quand Quetzalcóatl vint lui susurrer à l’oreille de le suivre sur terre pour se joindre à lui en un arbre à deux branches. Quand la grand-mère se réveilla et découvrit la disparition de sa petite fille, furieuse, elle se précipita sur terre avec un groupe de démons, elle brisa les branches de l’arbre qu’elle donna à manger aux démons. Quetzalcóatl retrouva quelques os du corps de Mayahuel et les réduisit en cendres qui donnèrent naissance au premier agave.
Le pulque était considéré comme une boisson rituelle réservée à des cérémonies ou à des circonstances exceptionnelles, l’ivresse publique étant sévèrement réprimée. Puis il est devenu une boisson populaire, aux bienfaits indéniables si on le consomme avec modération. Quelques plantes suffisent à le produire artisanalement.
Pour faire du pulque on récolte la sève d’un agave sur le point de fleurir, ce qui prend suivant l’espèce de huit à dix ans, parfois plus longtemps si les conditions de culture ne sont pas favorables. Toutes les espèces ne conviennent pas car elles doivent produire beaucoup de sève riche en sucres et se développer assez vite. Les meilleures espèces choisies au fil des siècles pour le pulque sont Agave salmania Otto ex Salm-Dyck, A. angustifolia Haw., A. potatorum Zucc. et A. duragensis H.S. Gentry.
On coupe le départ de la tige florale au moment de sa formation ainsi que les feuilles centrales et on creuse le cœur à l’aide d’une sorte de cuillère métallique : la sève s’accumule dans la cavité et on la récolte chaque jour. On rafraîchit régulièrement le creux et l’agave peut produire pendant 6 à 12 mois plusieurs litres d’aguamiel par jour avant de mourir. La sève peut être laissée à fermenter naturellement en place, mais on la met plutôt dans des récipients où il est possible de contrôler savamment la fermentation grâce à la chaleur ambiante et les ferments naturels présents dans l’environnement, éventuellement en ajoutant un peu de pulque plus ancien.
La production resta artisanale jusqu’à la fin du XVIIe siècle, quand, à la suite de diverses politiques successives de répression puis de tolérance, la couronne espagnole permit aux jésuites de produire le pulque à grande échelle. Le pulque perdit presque entièrement son caractère sacré et devint la boisson du peuple mexicain, des hommes pauvres surtout qui le boivent dans des tavernes spécialisées, des pulquerias populaires interdites aux femmes. Celles-ci le consomment plutôt médicalement, pour des problèmes spécifiquement féminins et, traditionnellement, pour favoriser la lactation.
Puis, en 1866, l’apparition du chemin de fer eut pour conséquence le transport facile et rapide du pulque périssable vers la capitale. Ce fut l’explosion des pulquerias, il y en eut des milliers. Près de 300 haciendas, aux mains d’une riche aristocratie, se mirent à produire du pulque dans des bâtiments à l’allure et la décoration d’inspiration religieuse : les tinacals sombres et odorants ou l’aguamiel fermentait dans des récipients en cuir, en bois ou en terre cuite, dans une atmosphère humide presque magique. Mais au début du XXe siècle, ce fut la décadence : à la suite de campagnes gouvernementales anti-pulque et de la concurrence de la bière, le nombre de pulquerias s’effondra. La production est à l’heure actuelle très réduite mais elle se modernise, la fermentation peut même avoir lieu dans des récipients en fibre de verre ou en inox et on a trouvé un procédé permettant de stabiliser le pulque et de le mettre en bouteilles ou en canettes.
Avec les Espagnols, au XVIIe siècle, arriva des Philippines une technique simple de distillation qui permit de distiller le jus fermenté du cœur cuit des agaves pour produire de l’alcool. On obtint ainsi du mezcal, chaque région développant ses propres techniques et utilisant des variétés d’agaves différentes. Le mezcal de la région de Tequila, entre autres, connut un grand succès et à la fin du XXe siècle, une poursuite de la qualité introduisit des règles sur le modèle des AOC françaises (Appellation d’Origine Contrôlée). La Tequila devint alors un mezcal produit impérativement dans une région bien définie autour de la ville de Tequila, grâce à une méthode très précise, et exclusivement à base d’Agave angustifolia ssp. tequilana cv azul Web., le fameux agave bleu. Quand les agaves vont fleurir, on coupe le départ de tige florale, puis on laisse la plante mûrir pendant six à douze mois et s’enrichir en sucres, elle est ensuite débarrassée de ses feuilles avec un outil tranchant et récoltée. Un « jimadore » habile peut choisir dans le champ, arracher et préparer une plante pour la cuisson en cinq minutes !
Les cœurs ainsi isolés ressemblent à de gros ananas et pèsent en moyenne quarante kilos, ils sont coupés en morceaux et mis à cuire à la vapeur dans des autoclaves pendant 24 heures, puis écrasés avec un peu d’eau pour en extraire le jus. On fait fermenter ce liquide avec pour seul ajout éventuellement des levures, si on veut une tequila de qualité supérieure « 100 pour cent agave ». On peut aussi ajouter du sucre dans les proportions permises par la loi, on obtiendra alors des produits de moins bonne qualité : les mixtos. Le jus fermenté est ensuite distillé à deux reprises.
La première distillation donne une tequila ordinaire et des produits pour d’autres usages (peinture, vinaigre…). La deuxième distillation permet de raffiner l’alcool. On distingue quatre qualités différentes suivant les normes officielles. La Tequila blanco (transparente) est sans additifs, sauf éventuellement un peu d’eau déminéralisée, elle est très intense. La Tequila joven ou oro (dorée) a pu passer quelques mois dans des fûts de chêne ou bien elle contient un peu de caramel ou d’additifs, elle est appréciée aux USA. La Tequila reposado (reposée) a été mise à vieillir en barriques de chêne ou de pin au moins deux mois et elle peut aussi contenir des additifs, l’arôme de l’agave est très présent. Tequila anejo (vieillie) : elle a vieilli dans des petits tonneaux de chêne au moins un an mais souvent beaucoup plus, elle peut contenir quelques additifs mais c’est plutôt la richesse des tanins qui domine. Le label de qualité AOC, la vogue des cocktails (« Margarita », « Tequila sunrise », etc) et une commercialisation habile ont fait de la tequila une boisson mondialement connue et appréciée pour laquelle les amateurs n’hésitent pas à payer de fortes sommes.
D’autres mezcals, comme le bacanora par exemple, tentent d’atteindre la même célébrité que la tequila, ils sont fabriqués à partir d’autres variétés d’agaves et dans d’autres régions (les états de Sonora ou de Oaxaca surtout). On cuit les cœurs à l’étouffée pendant quelques jours, suivant différentes méthodes très anciennes, dans des fours creusés dans le sol, ce qui donne des cœurs cuits bruns au petit goût de fumée ou de caramel typique. La fermentation, qui dure de cinq à dix jours, et la distillation sont aussi plus artisanales et moins contrôlées que pour la tequila, donnant des alcools avec beaucoup de personnalité mais plus de variabilité.
Souvent, pour plus de couleur locale, un petit ver est introduit dans la bouteille : le gusano. Il s’agit de la chenille d’un papillon parasite de l’Agave salmiana, nommé Aegiale hesperiaris, qui pond ses œufs dans les feuilles où la larve se développe. Les chenilles sont aussi très appréciées grillées et mélangées à du piment.
La tequila connaît un succès économique extraordinaire, elle fait maintenant partie des alcools les plus bus au monde, des millions d’agaves sont cultivés pour produire des centaines de milliers de litres de tequila chaque année. La production est contrôlée, uniformisée, on utilise les techniques les plus modernes, jusqu’à des photos satellites pour gérer le nombre de plantes. Pourtant l’avenir est sombre, l’équilibre est rompu entre l’homme, la plante et la nature. Une monoculture aussi intensive depuis une centaine d’années a endommagé les sols, les matières organiques et les nutriments associés se font plus rares. L’agave a beau être une plante peu exigeante et résistante, il commence cependant à souffrir de cette monoculture.
Plus grave encore, les agaves sont malades, victimes de maladies cryptogamiques et bactériennes dans des proportions de plus en plus inquiétantes. Les paysans sont accusés de négliger leurs champs peu rentables à cause de la grande variabilité des prix. Mais comment prévoir 8 ou 10 ans à l’avance le nombre de plantations à réaliser? Comment survivre aux périodes d’effondrement des prix dues à une surproduction et à la course au profit ? Des réglementations supplémentaires ne résoudront pas le problème car la faiblesse des agaves à tequila est aussi liée à leur uniformité génétique. Ce sont des champs de plants tous identiques, de clones qui s’étalent jusqu’à l’horizon. L’agave bleu est la seule variété admise pour faire la tequila et elle est reproduite végétativement à l’infini : elle est ainsi incapable de puiser dans ses ressources génétiques pour se défendre contre la maladie.
Amoureuse de ces plantes qui font partie intégrale du patrimoine mexicain, Ana Valenzuela-Zapata, ethnobotaniste et professeur à l‘Université de Guadalajara au Mexique, essaie de sauver de l’extinction les autres agaves utilisés au début du siècle dernier pour produire la tequila. La culture de ces plantes a été abandonnée dans la course à l’intensification et à la « modernisation », mais sa ténacité lui a permis de retrouver 7 des 9 variétés aux noms évocateurs citées par L. Pèrez en 1887, comme « zopilote » (vautour) ou « pie de mula », (patte de mule), et de créer des jardins conservatoires où ces agaves sont préservés, se reproduisent et peuvent être étudiés pour enrichir la diversité génétique des agaves à tequila.
Un retour à des méthodes de culture moins intensives et un élargissement de la base génétique des agaves ne peuvent qu’être profitables à l’industrie de la tequila, aux cultivateurs d’agaves, aux connaisseurs d’alcools, à la santé de la terre et aux chauves-souris. L’agave et le Mexique sont indissociables. Même si on voit des champs d’agave partir en flammes pour faire place à des plantations de maïs qui finiront en agro-carburants, espérons que la sagesse et le plaisir sauront s’unir pour préserver l’équilibre entre l’agave nourricière et l’homme moderne.
Cet article a été rédigé par Michèle van Panhuys-Sigler dans le cadre de l’appel à bénévole pour écrire des articles sur l’usage des plantes. Si le thème vous intéresse, nous vous invitons à consulter les conditions de participation en cliquant sur le lien ci-dessous et à nous transmettre vos articles à l’adresse suivante : appel_article@tela-botanica.org ! Au plaisir de vous lire !
5 commentaires
Bonjour,
Merci pour ce passionnant document sur la culture et l’utilisation de l’agave.
Une petite remarque cependant, elle d’ordre orthographique, dans le 2e paragraphe dédié à « La boisson sacrée ». On y parle du vent cosmique Quetzalcoalt (le fameux serpent à plumes), or il faut intervertir les 2 dernières lettres du nom QUETZALCOATL pour respecter l’orthographe et la prononciation correctes. C’est une erreur que l’on commet fréquemment.
Avec toute mon amitié et mon admiration pour Telabotanica !
Merci pour votre commentaire ! Et oui vous avez tout à fait raison à propos de cette coquille d’orthographe.. j’espère qu’il est possible de la corriger, merci !
Passionnant, merci
La « Planche de botanique Agave par Biodiversity Heritage Library – v- Wikipédia – CC BY SA 2.0 » est mal référencée. J’ai eu du mal à la retrouver sur Wikimedia Commons, ca elle n’était pas catégorisée comme « Unidentified Agave – botanical illustrations », ce que j’ai fait.
L’auteur n’est ni Wikipédia, ni Biodiversity Heritage Library. Il s’agit de Lamarck !
Un titre plus correct et informatif serait donc : Agave – Recueil de planches de botanique de l’encyclopédie, pl. 235 (Lamarck, Encyclopédie méthodique).
Incidemment, pour ceux qui auraient un peu de temps, toutes les planches de l’Encylopédie semblent être sur Commons, mais il faudrait les catégoriser par espèce ou genre botanique. Le lien est ici : https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Recueil_de_planches_de_botanique_de_l%27encyclop%C3%A9die
Bonjour Michel,
Le titre de l’image a été modifié, merci pour votre remarque 🙂
A bientôt
Esther