L’utilisation du palmier à sucre : le sucre de palme de Kampong Speu
Le 3 avril 2019, l’Union Européenne a accédé à la demande présentée par le Cambodge dans le but d’obtenir le label IGP pour son sucre de palme produit dans la province de Kampong Speu. La province de Kampong Speu se trouve dans le centre du Cambodge, non loin de la capitale, Phnom Penh. Le sucre de palme est produit par réduction de la sève du palmier à sucre, ou palmier Palmyre, ou borasse, ou encore rônier. L’aire géographique bénéficiant du label IGP comprend la partie orientale de la province de Kampong Speu et quelques districts de la province voisine de Kandal.
Le rônier (Borassus flabellifer) est une espèce extrêmement importante au Cambodge. Les Khmers prétendent que ce palmier a quelque 108 utilisations, et que toutes les parties sont utiles : les racines ont des propriétés médicinales, le bois est utilisé en menuiseries et sert à fabriquer des embarcations, les folioles peuvent être traitées pour fabriquer des olles (feuilles rectangulaires sur lesquelles on gravait, par le passé, les textes religieux), les fibres des différentes parties du palmier servent à confectionner plusieurs types de cordes, les pédoncules vigoureusement épineux ont même servi, depuis les temps anciens et jusqu’à l’époque des Khmers rouges, d’instruments de torture pour décapiter les condamnés. Les plus nationalistes des descendants des bâtisseurs d’Angkor vont jusqu’à prétendre que tous les territoires sur lesquels pousse la borasse sont khmers, et revendiquent à ce titre une bonne partie de l’ancienne Cochinchine (sud du Vietnam) et la quasi-totalité du plateau de Korat (nord-est de la Thaïlande).
La sève a quant à elle deux principales utilisations : la fabrication du sucre de palme et celle du vin de palme. Elle est recueillie au niveau des inflorescences mâles et femelles (B. flabellifer est une espèce dioïque). Deux fois par jour, les « grimpeurs de palmiers » doivent escalader les stipes sur lesquels ont été fixées des échelles de perroquet confectionnées avec de longs et robustes bambous, pour aller entailler les inflorescences : chaque fois, une petite tranche est découpée à leur extrémité à l’aide d’un couteau spécifique.
Une fois cette opération menée à bien, le récolteur stimule la coulée de la sève en pinçant l’inflorescence à l’aide d’une pince en bois adaptée à la tâche. Les inflorescences mâle et femelle ayant des formes différentes, les pinces utilisées pour traiter les inflorescences sont également différentes.
La sève est recueillie dans des tubes, traditionnellement de bambou, mais certains la récoltent dans des tuyaux en plastique. Pour pouvoir bénéficier de l’IGP, la sève servant à fabriquer les sucre doit obligatoirement être recueillie dans des tubes de bambou.
Pour confectionner le sucre, la sève recueillie est versée dans de grands chaudrons mis à chauffer sur des supports en terre durcie. Le combustible est le plus souvent du bois de récupération. Lorsque la sève commence à chauffer, il est nécessaire de triturer en permanence le liquide à l’aide d’un long bâton en bois, afin d’éviter que le liquide n’attache au fond du chaudron. La réduction de la sève prend de deux à trois heures selon le type de sucre que l’on souhaite obtenir. Elle se déroule le matin, car c’est la sève qui est recueillie la nuit qui est utilisée pour confectionner le sucre (la sève récoltée pendant la journée sert à produire le vin de palme).
Le sucre de palme se présente sous quatre formes : sucre cristallisé, sucre en pâte, sucre en blocs ou sirop de sucre. Il se distingue par sa couleur brun clair et sa saveur subtile de caramel. Le sucre le plus utilisé est le sucre en pâte, vendu dans des bocaux en plastique d’une capacité d’un litre ; ce sucre est largement employé dans la cuisine cambodgienne. Le sucre cristallisé et le sirop de sucre sont moins courants.
Le sucre en blocs, se présentant sous la forme de palets ronds de deux ou trois centimètres d’épaisseur et d’une dizaine de centimètres de diamètre, se rencontre aussi souvent. Le sucre en blocs peut aussi se présenter aussi sous la forme de disques plus petits, de trois ou quatre centimètres de diamètre, enveloppés dans des cylindres fabriqués avec des feuilles de borasse. On trouve souvent ces petits blocs de sucre sur les échoppes de rue dans les lieux touristiques ; ils sont consommés par les touristes comme des friandises.
Le métier de grimpeur de palmier est d’une grande dangerosité : le récolteur doit escalader, sans le moindre équipement de sécurité, des stipes dont la hauteur atteint facilement les 30 mètres. A l’époque de la mission de l’APRONUC (Autorité Provisoire des Nations Unis au Cambodge), pendant les années 1990, les médecins de la coopération internationale avaient constaté que les décès des suites des chutes des grimpeurs de palmiers étaient plus nombreux que ceux causés par les mines laissées par les belligérants pendant les années 1970 à 1990. Cette dangerosité est telle que, à l’époque coloniale, les grimpeurs de rônier étaient dispensés du paiement de l’impôt. La pénibilité est aussi exceptionnelle : il faut escalader les stipes deux fois par jour, afin d’obtenir deux récoltes, la sève récoltée l’après-midi servant elle à la fabrication du vin de palme. Un grimpeur chevronné assure chaque jour la récolte de la sève d’une vingtaine de palmiers environ. Dès lors, les grimpeurs se font de plus en plus rares et la plupart des jeunes se détournent résolument de ce métier.
De plus, les palmiers à sucre au Cambodge sont plantés de façon dispersée sur les diguettes des rizières, qu’ils servent souvent à délimiter. Il n’existe pas de plantations de borasses, la mécanisation de la récolte de la sève semble donc impossible. L’absence de plantations s’explique facilement par le fait que, pour pouvoir être exploité, un palmier à sucre doit avoir atteint l’âge de 25 ans environ.
Le sucre de palme est de plus en plus apprécié des consommateurs, mais aussi des industriels. Cependant, la production reste limitée et des doutes sont émis quant à la pérennité de ce produit, si la récolte doit continuer à se faire de façon artisanale.
Le détail des spécifications techniques et des conditions de récolte et de fabrication du sucre de palme est donné dans la demande présentée à l’Union Européenne, demande qui peut être consultée sur le site Eur-Lex, ici.
Cet article a été rédigé par Pascal Médeville dans le cadre de l’appel à bénévole pour écrire des articles sur l’usage des plantes. Si le thème vous intéresse, nous vous invitons à consulter les conditions de participation en cliquant sur le lien ci-dessous et à nous transmettre vos articles à l’adresse suivante : appel_article@tela-botanica.org ! Au plaisir de vous lire !
8 commentaires
Bel article, très clair et bien documenté.
Très bel article et pourtant j’aurais apprécié la photo d’un grimpeur-récolteur et de son outil-couteau. Des hommes et des plantes ! Les pieds des récolteurs parlent aussi des difficultés du métier .Merci Monique
Article très intéressant, et agréable à découvrir, et au passage, il induit une question :
Ce sucre demande à être concentré par évaporation et demande par là beaucoup d’énergie. Peut on penser que cette production a un avenir si les combustibles devenaient de plus en plus rares et/ou chers ? Ce sucre est tout à fait analogue à celui extrait du palmier Phoenix canariensis de l’ile de la Gomera, très bon au demeurant.
Bonjour,
Effectivement, les besoins en combustible sont importants pour la transformation de la sève en sucre.
Des appareils de cuisson ont été élaborés qui permettent de réduire sensiblement la consommation en combustible.
Mais le plus gros problème pour la pérennité de ce sucre reste le fait que les jeunes de la campagne ne veulent plus exercer ce métier, trop dangereux et trop pénible.
Pascal
TRONC Mireille
Merci pour toute la connaissance sur ce sucre
Merci pour cet article utile et bien documenté.
Incidemment merci aussi de m’avoir fait découvrir le nom français (rônier) du « thnaot », que j’ignorais encore à ce jour, malgré deux ans de vie antérieure au Cambodge !
Patrick
Bonjour. J’ai lu avec intérêt votre article.
Pour un originaire de campagne cambodgienne dont je suis, c’est un produit unique. Le gout et le parfum développés par des écorces marinés dans le « tube » restent mémorables pour moi.
En complément de votre récit, dans mon village, on fabriquait aussi de l’alcool avec la récolte de nuit. La sève fermente très vite avec la chaleur; raison pour laquelle, les récipients sont récupés dans la matinée, avant la grosse chaleur.