La culture biologique du poivre à Kampot
C’est Mr. Chuch Mony, directeur des plantations de poivre de la société Confirel et ancien fonctionnaire du ministère cambodgien de l’Agriculture qui a pris la peine d’accompagner le petit groupe que nous formions pour la visite de l’une des poivrières dont il avait la charge. Et c’est avec une passion communicative qu’il nous a expliqué comment les plantations étaient gérées.
Cueilleuses de poivre à l’œuvre dans une plantation de Kampot (au premier plan : Mr. Chuch Mony) (Photographie : Pascal Médeville)
Au Cambodge, la cueillette des infrutescences de Piper nigrum se fait en pleine saison sèche, à un moment où les travaux agricoles sont à l’arrêt et où les paysans sont relativement désœuvrés. Pendant cette période, les hommes vont en général travailler sur les chantiers. Dans la région de Kampot, les femmes sont souvent embauchées comme journalières pour la cueillette du poivre. Le travail commence tôt le matin, afin d’éviter autant que faire se peut la chaleur caniculaire en qui s’abat en fin de matinée et en début d’après-midi pendant cette saison sur le Cambodge : dans le pays, la saison sèche commence généralement en novembre et se termine en mai. Pendant cette période de l’année, il n’est pas rare que les thermomètres affichent des températures qui dépassent allègrement les 35°C, voire les 40°C, à l’ombre !
Les femmes khmères que travaillent à la campagne, pour protéger leur peau contre la morsure du soleil, s’habillent le plus souvent de vêtements longs qui couvrent tout le corps. Quelques communautés musulmanes de l’ethnie Cham sont installées dans la région de Kampot et les femmes de ces communautés sont également employées comme cueilleuses. Elles sont facilement reconnaissables au hijab qu’elles portent. (Il n’est pas inintéressant de noter que les différentes communautés religieuses présentes au Cambodge, pays très majoritairement bouddhiste, Bouddhistes, Musulmans ou Chrétiens (Catholiques ou Protestants), cohabitent ici en bonne intelligence.)
Cueilleuse de poivre cham (Photographie : Pascal Médeville)
Pour la cueillette, les journalières sont simplement équipées d’un grand sac tissé, en général un sac qui servait à transporter du riz, qu’elles attachent à la ceinture, et passent entre les rangées de poivriers alignés au cordeau. Elles détachent les grappes de la liane, en veillant à bien choisir celles qui arrivent à peine à maturité, en laissant sur la liane les grappes encore vertes, à moins qu’elles n’aient reçu consigne de cueillir ces dernières, qui seront commercialisées sous la forme de poivre vert, très prisé par la cuisine cambodgienne, notamment pour les sautés de fruits de mer.
Les ouvrières agricoles les plus habiles parviennent à ramasser une quinzaine de milliers de grammes de grappes dans leur journée. Mais elles ne sont pas rémunérées à la tâche : elles touchent un salaire journalier fixe. Le salaire mensuel cumulé de ces ouvrières s’établit à environ quatre-cent mille riels (une centaine de dollars américains, moins de cent euros), ce qui est la norme dans les campagnes cambodgiennes.
Les plantations font l’objet de soins extrêmement attentifs. Dans les parcelles, on élève des billons de 15 à 20 cm de hauteur et de 1 à 1,2 m de largeur, espacés de deux mètres les uns des autres. C’est sur ces billons que sont plantés les jeunes plants et installés les tuteurs qui permettront à la liane du poivre de grimper. L’alignement des tuteurs sur lesquels grimpent les lianes de poivrier est parfait et l’espace entre deux plants est très régulier (deux mètres également). Les parcelles plantées de poivriers sont protégées des rayons impitoyables du soleil par des filets en plastique. Ce dispositif est également installé sur les flancs des parcelles.
Parcelle plantée de poivriers et protégée par des filets en plastique (Photographie : Pascal Médeville)
C’est avec une fierté non dissimulée que le directeur Chuch Mony nous a expliqué que Confirel avait décidé, il y a plusieurs années, d’appliquer les principes de l’agriculture biologique à ses plantations de poivre. L’agriculture biologique exclut notamment l’utilisation d’intrants chimiques, qu’il s’agisse de fertilisants ou d’insecticides. Pour ces apports indispensables à l’agriculture, il a donc fallu trouver des solutions de substitution.
Pour l’engrais naturel, la solution était évidente : le Cambodge abrite des colonies de nombreuses espèces de chiroptères. Au début du siècle dernier, Pierre Loti, dans Un pèlerin d’Angkor, se plaignait d’ailleurs de la présence envahissante des chauves-souris dans les temples d’Angkor et leurs déjections qui couvraient le sol des temples lui donnaient la nausée. Mais ces déjections, le guano, constituent un excellent engrais. C’est donc du guano, récolté dans la région et livré dans les plantations, qui fertilise les poivrières biologiques de Kampot.
Pour ce qui est de se prémunir des attaques des insectes nuisibles, l’affaire est plus complexe… Les agronomes cambodgiens ont dû mettre au point, avec les plantes disponibles localement, un « cocktail » végétal à partir duquel préparer un insecticide bio spécifique pour le poivre. Ce cocktail contient notamment des parties de Tinospora crispa (« liane amère »), des tubercules de Dioscorea hispida (igname amère épineuse) et de Cycas siamensis (cycas du Siam), des graines de Strychnos nux-vomica (vomiquier), de l’écorce d’Azadirachta indica (margousier)… Toutes ces espèces sont cultivées sur place dans la plantation. Les différents éléments sont grossièrement coupés, placés dans un tonneau et mis à macérer dans l’eau pendant deux semaines environ.
Mr. Chuch nous présentant des tubercules de Dioscorea hispida (Photographie : Pascal Médeville)
Cocktail végétal servant à la préparation de l’insecticide bio (Photographie : Pascal Médeville)
Le liquide obtenu après macération est extrêmement toxique et doit être fortement dilué avec de l’eau (selon un ratio de 1 portion d’insecticide brut pour 10 portions d’eau), car, s’il était directement appliqué sur les plants de poivrier, il provoquerait leur mort certaine.
L’insecticide ainsi concocté, aspergé sur la surface des plants, apporte une assez bonne protection contre les insectes nuisibles, mais n’est pas aussi efficace que les insecticides chimiques, aussi peut-on souvent voir des feuilles de poivrier attaquées par les insectes. Les termites constituent un autre danger pour les poivriers : elles s’attaquent aux racines de la plante si leur présence est détectée trop tard, le poivrier meurt et il faut le remplacer par un nouveau au pied du tuteur.
L’apport en eau constitue un autre défi pour la culture du poivre. Les poivriers ne poussent normalement que dans les zones tropicales ayant une pluviométrie annuelle comprise entre 2000 et 3000 mm, et en tout cas jamais inférieure à 1800 mm. Si l’eau de pluie suffit aux besoins de la croissance de la plante pendant la saison humide (pendant sept à huit mois de l’année), au cœur de la saison chaude (pendant quatre à cinq mois), un arrosage abondant est indispensable. Pendant cette période, chaque plant de Mr. Chuch est ainsi arrosé d’une trentaine de litres d’eau tous les deux à trois jours. Sur une parcelle d’un hectare, on compte en moyenne 2500 plants de poivre ; les quantités d’eau nécessaires sont donc astronomiques.
Confirel exploite à Kep et à Kampot trois poivrières, qui occupent une superficie totale de quinze hectares. En 1970, la superficie totale des plantations de poivre au Cambodge atteignait 860 ha. En 2008, le ministère cambodgien de l’Agriculture estimait que cette superficie était de 1000 ha et qu’elle pourrait être étendue à 2000 ha. En réalité, en raison de l’énorme succès du poivre cambodgien à l’exportation, en 2017, la surface des poivrières de l’ensemble du pays atteignait près de 7000 ha, pour une production annuelle de plus de 20 000 tonnes. Selon les statistiques du ministère de l’Agriculture, en 2017, sur les 25 provinces du pays, 19 produisaient du poivre, les principales provinces productrices étant, en ordre décroissant, les provinces de Tbong Khmum (région de Memot), de Kratie, de Ratana Kiri, de Mondol Kiri de Kampot et de Koh Kong.
(Certaines informations données dans le présent article proviennent d’un très intéressant livret de 44 pages consacré à la culture du poivre et publié en 2017 par le ministère cambodgien de l’Agriculture. Ce livret, en khmer, peut être téléchargé ici.)
1 commentaire
bonsoir,
excellent article, étant amateur de poivre, je connais bien celui-ci et je voudrais citer le livre d’Olivier Roellinger « Pour une révolution délicieuse » qui lui aussi sans les photos raconte comment il a sauver des petits producteurs et des plants de poivrier dont les variétés allaient s’éteindre. Les insecticides naturels que l’on utilise en « bio » en France sont le dernier recours, la Suisse est un peu plus rigide vis à vis de ceux-ci, il y a une amplitude plus grande entre la pulvérisation et la récolte que chez nous.
très grand merci à vous