La Botanique de Patrick Modiano
D’aucuns s’étonneront, et même s’offusqueront, du comportement d’autres qui, dans le fracas et le chaos des guerres, continuent, imperturbablement semble t-il, à pratiquer leur passion qu’elle soit scientifique ou artistique, qu’elle porte sur la botanique, l’arachnologie, la littérature ou la musique. Comment peut-on encore vivre dans l’insouciance et comment peut-on se permettre de n’avoir d’autres préoccupations que de dessiner des soleils couchants, de décortiquer les glumelles des Graminées ou d’observer les tergites des mouches quand tout s’écroule autour de soi ? Patrick MODIANO évoque la question dans son roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (Gallimard, 2014).
Le personnage principal se nomme Jean Daragane. Il n’a rien de vraiment original, il est comme vous et moi, ni saint, ni héroïque, ni tyran, ni monstrueux. Tous les personnages de MODIANO sont d’ailleurs comme tout le monde. Écrire un livre sur des gens normaux et des évènements banals relève du grand art car comment intéresser le lecteur et le conserver jusqu’au bout de l’histoire avec aussi peu de matière ? Il reste le style, aurait dit Marcel PROUST, tout est là. Encore mieux, ou pire, il y a dans les récits de MODIANO de grands espaces vides comme dans les peintures chinoises, des oublis, des à-peu-près, des coups de gomme. Voilà en définitive des romans bien frêles, bâtis sur l’anodin et le fragmentaire, le presque-rien.
L’extrait présenté ici commence justement par un approximatif « presque 11 heures du soir » et se
poursuit avec un « passage à vide ». Découvrons :
« Presque onze heures du soir. Quand il se trouvait seul chez lui, à cette heure-là, il ressentait
souvent ce qu’on appelle un « passage à vide ». Alors, il allait dans un café des environs, ouvert très tard, la nuit. La lumière vive, le brouhaha, les allées et venues, les conversations auxquelles il avait l’illusion de participer, tout cela lui faisait surmonter, au bout d’un moment, son passage à vide. Mais depuis quelque temps il n’avait plus besoin de cet expédient. Il lui suffisait de regarder par la fenêtre de son bureau l’arbre planté dans la cour de l’immeuble voisin et qui conservait son
feuillage beaucoup plus tard que les autres, jusqu’en novembre. On lui avait dit que c’était un
charme, ou un tremble, il ne savait plus. Il regrettait toutes les années perdues au cours desquelles il n’avait pas fait assez attention aux arbres ni aux fleurs. Lui qui ne lisait plus d’autres ouvrages que l’Histoire naturelle de Buffon, il se rappela brusquement un passage des Mémoires d’une philosophe française. Celle-ci était choquée de ce qu’avait dit une femme pendant la guerre : « Que voulez-vous, la guerre ne modifie pas mes rapports avec un brin d’herbe ». Elle jugeait sans doute que cette femme était frivole ou indifférente. Mais pour lui, Daragane, la phrase avait un autre sens : dans les périodes de cataclysme ou de détresse morale, pas d’autres recours que de chercher un point fixe pour garder l’équilibre et ne pas basculer par-dessus bord. Votre regard s’arrête sur un brin d’herbe, un arbre, les pétales d’une fleur, comme si vous vous accrochiez à une bouée. Ce charme – ou ce tremble – derrière la vitre de sa fenêtre le rassurait. Et bien qu’il soit presque onze heures du soir, il était réconforté par sa présence silencieuse. »
Ainsi, l’arbre et le brin d’herbe ne doivent pas être considérés comme des échappatoires ou des
distractions, bien au contraire. Ils sont extrêmement précieux. Ce sont les réponses inattendues,
inespérées même, à des problèmes qui se heurtaient aux impasses de l’intellect et de l’introspection. Ce sont les interlocuteurs d’un monde autre, autre que le monde humain, autre que le monde du langage. Ils nous font entendre un autre son de cloche. Ils sont réels, à la fois singulièrement autres et mystérieusement proches. Quelle bien curieuse alchimie dans laquelle un être humain trouve le salut et le repos de l’esprit auprès d’une plante. La plante parle le vrai, mais en silence. Elle a le dernier mot, encore faut-il lui prêter l’oreille.
Chacun doit donc trouver son interlocuteur, arbre, herbe, mouche, musique. Quand on a demandé à Maurice UTRILLO ce qu’il emmènerait s’il devait quitter Paris, il a répondu « un morceau de plâtre ». Il utilisait du plâtre pour rendre ce blanc passé si particulier des maisons du vieux Paris. Et il ajouta : « parce que ça donne à penser ».
Voilà d’étranges méditations qui se fixent sur toutes sortes de choses, la condition impérative étant que ces choses-là ne soient pas des créations intérieures – surtout pas ! – mais qu’elles s’offrent, se manifestent de l’extérieur. Ce sont les bouées de MODIANO. Après avoir été mis à l’écart d’un revers de main cartésien, le monde dit naturel se rappelle à notre bon souvenir quand on n’y croyait plus.
2 commentaires
bonjour Monsieur Matysiak:merci de votre article sur l’arbre et le brin d’herbe dans la tourment française, c’est exactement ce dont nous avons besoin. Puis-je vous demander de participer à une action du parlement de la mer Occitanie en citant cet article et la photo de l’arbre:
c’est une criée solidaire qui aura lieu les 29,30,31 mars lors d’Escale à Sète : en résumé: Le Parlement de la Mer d’Occitanie lance un appel pour constituer les lots des Criées Solidaires au profit de SOS Méditerranée Qui se tiendront lors d’Escale à Sète : les 29, 30 et 31 mars 2024.
Concept de la Criée Solidaire:
Vendre à la Criée, tout et n’importe quoi en détournant les objets, en leur imaginant une vie extraordinaire… le tout de façon humoristique et en interaction avec le public à seule fin de faire monter les enchères.
La somme récoltée sera versée dans son intégralité à l’association civile européenne SOS Méditerranée qui face à la catastrophe humanitaire des naufrages en Méditerranée centrale, œuvre dans le sauvetage en mer grâce à la mobilisation de citoyennes et de citoyens.
Sollicitation pour constituer les petites œuvres pour ces mises aux enchères
Cet appel est lancé auprès de tous : artistes, artisans ou autres qui acceptent d’offrir de leurs petites œuvres pour ces mises aux enchères afin de soutenir :
la performance artistique solidaire,
l’action de SOS Méditerranée.
Retour souhaité avant le : 25 février 2024 à parlementdelamer@laregion.fr
Questions et précisions au 06 38 30 56 82
vous pouvez aussi m’appeler au 07 72 41 83 99
Annete gibert vice-présidente du Parlement de la Mer
Bien cordialement
L’équipe animation du Parlement de la Mer
Pas de problème, Annette, vous pouvez utiliser cet article avec sa photo. Et bonne vente !