L’avantage d’avoir des petites feuilles pour certains arbres
Dans ce chapitre de son roman De mémoire d’arbre, paru aux éditions Tana, il nous raconte l’avantage qu’il y a pour certains arbres d’avoir de petites feuilles
J’ai été souvent raillé à cause de la taille de mes feuilles ; ce qui mérite quelques explications.
Ce sont effectivement de très petites feuilles – moins de trois millimètres de longueur – des sortes d’écaille imbriquées le long d’un rameau minuscule et disposées sur quatre rangées. On dit ainsi qu’elles sont opposées. Si vous observez attentivement ces petites feuilles, vous verrez qu’elles présentent chacune une petite glande très odorante sur leur dos, un peu comme une bosse. Cette glande libère une odeur forte, surtout en été sous un soleil de plomb. De quoi décourager les palais délicats. Mais il faut bien avouer que cela ne fonctionne pas si bien. Les chèvres, qui de toute façon n’ont rien d’autre à manger à nos altitudes, ne font pas la fine bouche. À contrecœur, elles ont accepté, au fil des générations, cette nourriture que le berger leur propose en coupant d’un coup de hache les branches basses sur lesquelles le troupeau se ruera, une fois celles‐ci tombées au sol.
Dans tous les cas, être de petite taille peut apparaître pour une feuille comme peu favorable à la photosynthèse, tant la surface présentée aux rayons du soleil est faible. Mais le nombre fait la force, les feuilles étant regroupées au minimum par 50 le long d’un rameau, la surface du feuillage n’est pas négligeable… Et les rayons du soleil peuvent atteindre ces écailles, quelles que soient leurs positions, du matin au soir, de l’hiver à l’été.
De plus, je n’ai pas besoin d’être performant au niveau photosynthèse ; je n’ai pas vraiment de concurrence et pousser vite ne constitue pas pour moi un objectif de carrière, ni à moyen ni à long terme.
Reste la question essentielle : l’eau qui, tous les ans, revient à l’approche de l’été, et de manière, j’en ai l’impression, plus acerbe d’année en année. Car, sur le pourtour méditerranéen, le changement climatique, c’est bien sûr l’augmentation de la température, mais aussi une aridification croissante avec des sécheresses de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues, s’étendant bien au‐delà de la seule période sèche estivale à laquelle je suis habitué.
Il est hors de question que je gaspille toute cette eau que le sol a difficilement emmagasinée en hiver, par une transpiration importante au niveau de mes feuilles. Plus les feuilles sont grandes et plus la transpiration peut être intense. Une très grande et fine feuille, c’est bien pour les hêtres des forêts de l’autre côté de la Méditerranée. Ces chanceux ne manquent que rarement d’eau… Cela viendra sans doute avec le changement climatique. En plus, les brouillards fréquents dans ces régions limitent cette transpiration. Ils peuvent se permettre ces belles feuilles, bien larges ; idéales pour la photosynthèse.
Rien de tout cela ici. Cette eau, difficile à absorber par mes racines, surtout en été, je dois l’économiser, la garder à tout prix dans mes tissus foliaires, l’empêcher de sortir impunément. En même temps, je ne peux complètement fermer les petits orifices – les scientifiques appellent cela les stomates – qui parsèment la surface de mes feuilles, car c’est par ces mêmes orifices que pénètre le CO2 dont je vais me nourrir pour fabriquer tous mes tissus. Donc l’idée d’avoir des toutes petites feuilles n’est pas mauvaise. Mais je dois faire mieux. C’est pourquoi mes feuilles sont recouvertes d’une couche de cire épaisse jouant le rôle d’un vernis imperméable limitant la transpiration à travers les cellules de l’épiderme. Enfin, elles sont capables d’absorber directement l’eau contenue dans l’atmosphère.
L’un des étudiants venant visiter cette année la forêt a laissé s’échapper de son sac à dos une publication en anglais qui m’a conforté dans ma stratégie. Bien que je ne lise l’anglais que très approximativement, j’ai parcouru ces quelques pages imprimées – une chance pour moi que la version numérique n’ait pas fait disparaître le papier – et j’ai compris que cette publication parlait de mon collègue californien, le Sequoia sempervirens – le séquoia à feuilles d’if –, ce géant qui peut atteindre plus de 110 mètres de haut. L’article montrait que cette espèce emblématique avec laquelle je me garderai bien de rivaliser pour la taille – pour l’âge, on peut discuter – possède deux types de feuilles : des aiguilles classiques disposées de part et d’autre des rameaux, et de petites feuilles dites axiales appliquées contre les rameaux. Eh bien, ces feuilles‐là ont la capacité de retenir l’eau, voire de l’absorber. Du coup, une partie de l’eau consommée par l’arbre, souvent baigné dans une brume chargée d’humidité, l’est par ces feuilles du houppier.
C’est sans nul doute un avantage certain face aux sécheresses estivales et à l’absence de pluie, des conditions qui prévalent le long de la côte nord de la Californie, et qui risquent de s’accentuer avec le changement climatique. Un de mes cousins proches, vivant dans les falaises, le genévrier de Phénicie, est aussi capable d’absorber directement de l’eau contenue dans l’atmosphère par ses minuscules feuilles entourant le rameau. Après plusieurs centaines d’années d’existence, je n’ai pas encore pu, malgré la position de yoga qui est la mienne et qui aurait pu me conduire à une certaine introspection, comprendre parfaitement la manière dont je fonctionne et résiste au stress. Dans tous les cas, si cela se révélait exact, je peux vous assurer qu’il n’y a aucune volonté de ma part, aucune réflexion consciente qui me ferait dire : et si j’absorbais de l’eau par les feuilles, ce serait cool… Ah le fameux effet cooling ! Je dis cela, car on a prêté à certaines espèces d’arbres – et pas des moindres – une forme d’intelligence qui irait au‐delà de la simple adaptation à leur environnement et qui impliquerait une démarche volontaire.
J’ai oublié de vous préciser deux choses essentielles.
D’une part, que je fais partie des espèces dites sempervirentes, celles qui choisissent de ne pas renouveler la totalité de leurs feuilles chaque année. Vous le savez, les espèces végétales se répartissent en deux groupes principaux au comportement phénologique bien différent. Soit les arbres gardent – au moins en partie – leurs feuilles vivantes en hiver – ce sont les espèces à feuillage persistant, comme moi – soit elles les perdent toutes à l’automne, renouvelant alors la totalité de leur feuillage au printemps, et elles sont qualifiées alors d’espèces à feuillage caduc.
La sempervirence est de règle dans mon groupe des gymnospermes, à quelques notables exceptions.
Soulignons d’entrée que je perds bien sûr mes feuilles de temps en temps ; sinon elles auraient le même âge que moi ! Mais au lieu d’en perdre la totalité tous les hivers, je n’en abandonne qu’un tiers, voire moins, chaque année ; il reste donc toujours des feuilles vertes dans mon houppier. Cela me permet de prolonger la période d’activité photosynthétique à la saison hivernale, quand elle est relativement clémente. Si elle l’est moins, ce n’est pas un problème car mes feuilles présentent une résistance au gel exceptionnelle. Garder mes feuilles plusieurs années me permet aussi d’économiser des ressources, tels l’azote ou le phosphore, qui existent en quantités limitées dans le sol et que je devrais mobiliser pour fabriquer des feuilles neuves.
D’autre part, si mes feuilles sont petites, mon feuillage est particulièrement dense. Sous mon couvert, même par une journée chaude et ensoleillée, c’est le lieu idéal pour se reposer, que l’on soit berger, chèvre ou randonneur. C’est aussi cette densité du couvert qui explique ce sol particulier et riche qui se développe à l’aplomb de ma couronne. Tous les genévriers thurifères du Haut Atlas n’ont pas la chance d’avoir un couvert aussi dense que le mien. Beaucoup ont été tellement sollicités par le troupeau ou la hache du berger qu’ils ressemblent aujourd’hui à des candélabres déplumés garnis de quelques faisceaux de feuilles vertes aux extrémités des branches.
Je termine en précisant que, entre ce houppier dense et mon tronc massif, j’ai une silhouette élégante, sculptée par des siècles de vent et de neiges hivernales, de sécheresses estivales, mais aussi par l’homme et son troupeau. Car ma silhouette est également le résultat de l’action humaine au fil des ans, voire des siècles, à force de coupes de branches et de broutage des feuilles, auxquels j’ai réagi par autant de nouvelles ramifications et cicatrisations.
Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.