Appel à contribution hommage à Pierre Lieutaghi
En compagnie des plantes :
Hommage à Pierre Lieutaghi
Pierre Lieutaghi nous a quittés le 14 novembre 2023. Il était évident pour nous que le séminaire d’ethnobotanique 2024 se devait de lui rendre hommage. Ce séminaire, il en avait été l’un des créateurs et il en était l’âme. Il en rédigeait chaque année l’appel à communications. Ses interventions et ses commentaires étaient toujours très attendus, tant pour les compléments savants qu’il pouvait apporter à telle ou telle intervention, que pour les remarques souvent affutées qu’il pouvait faire et pour les discussions qu’on pouvait avoir avec lui au cours des repas ou des pauses. Farouche partisan du partage des savoirs, il était toujours disponible pour qui s’adonne à une recherche, professionnelle ou non.
Référence absolue pour l’ethnobotanique du domaine européen, paradoxalement, Pierre Lieutaghi ne revendiquait pas toujours le titre d’ethnobotaniste même s’il déclare en 20231 : « Dans les séminaires de Salagon, j’ai parfois l’impression d’être le seul ethnobotaniste au sens strict car je ne fais que ça », se disant parfois naturaliste et écrivain. On pourrait ajouter aujourd’hui poète et philosophe.
Pourtant, les livres consacrés à l’ethnobotanique dans lesquels il rendait compte de ses recherches mais plus encore de sa vision du monde et de notre rapport aux végétaux et à la « nature » avaient influencé plus d’un d’entre nous. Le Livre des bonnes herbes, véritable best-seller, est dès sa parution dans toutes les bibliothèques qui font une place aux cueillettes et aux tisanes, devenant un ouvrage de référence voire un vade-mecum. Bien que, pour beaucoup, il ait participé au renouveau de l’herboristerie, Pierre ne le revendiquait pourtant guère. Pas plus que L’environnement végétal, ouvrage méconnu où s’exprime déjà sa profonde réflexion sur l’évolution de notre société dans son rapport à l’environnement et les pistes de ce qui sera un engagement de toute une vie. Mais c’est davantage dans les ouvrages suivants, La Plante compagne, L’Herbe qui renouvelle, Badasson et Cie, ou encore dans le premier volume des Actes du séminaire d’ethnobotanique ou dans l’ouvrage Aux origines des plantes qu’il a codirigé avec Francis Hallé, qu’on trouvera en filigrane sa définition de l’ethnobotanique, des méthodes d’analyse et des orientations pour la recherche.
Une ethnobotanique globale
Il découvre ce terme vers 1975 au cours de Jacques Barrau et André-Georges Haudricourt au Muséum d’Histoire naturelle : « une discipline aussi importante que l’écologie » qui est à la fois écologie de la perception et de l’usage du végétal (1983). Plus tard, il affinera cette définition en revendiquant une approche spécifique de ce qu’il ne nomme plus discipline.
Il pointera aussi la dichotomie du terme qui perpétue l’héritage de la botanique appliquée (emplois du végétal dans l’ordre matériel) mais est vu en même temps comme un versant de l’ethnologie où l’on considère l’ensemble des faits de société en relation avec lui (2008). Pour lui, l’approche qui est faite à Salagon de l’ethnobotanique est « une ethnologie à part entière, où l’on considère les sociétés dans l’ensemble de leurs rapports avec les plantes pour en tirer des informations sur leurs spécificités locales et culturelles (…). Ce ne sont pas seulement les savoirs dits « traditionnels » qui sont pris en compte, mais aussi bien la relation actuelle avec la flore dans nos sociétés à dominante urbaine » (2005).
Il s’agit d’une ethnobotanique globale, qui reste à l’écart de ses applications à la pharmacologie et ne s’en tient pas aux legs du passé. Il s’agit d’étudier l’interaction entre les végétaux et les faits sociaux ou encore de s’intéresser à la façon dont les plantes font société avec les humains.
Des outils pour l’enquête et l’analyse des données
On peut dater de 1981 les débuts de Pierre Lieutaghi dans le domaine de l’ethnobotanique, avec l’étude menée en haute Provence sur les savoirs populaires en matière de plantes médicinales (financée par la Mission du Patrimoine ethnologique via l’appel d’offres « savoirs naturalistes populaires ») qui lui a permis de mettre en place des méthodes d’enquêtes et d’analyse des usages des végétaux.
Il insistera sur l’importance du terrain, de l’enquête orale et de la collecte rigoureuse des faits, bien qu’il ait peu enquêté lui-même. À ce moment, l’entrée par l’usage lui semble primordiale.
Il mettra également au point des outils d’analyse des données (on n’en est pas alors à l’usage de l’informatique). On pense par exemple à sa « classification hiérarchisée des propriétés et des indications de l’ethnomédecine générale française » qu’on trouve dans Badasson et cie (mais qui figurait déjà sous une forme un peu différente dans L’herbe qui renouvelle).
Il utilise aussi la notion de taux d’ethnobotanicité (rapport entre les plantes nommées et/ou utilisées et la flore de la région concernée) empruntée à Rolland Portères, et qu’il reprendra pour « une approche quantifiée du rapport social à la flore ». Conscient des limites de ce concept, il estime néanmoins ce rapport entre 15 et 20 % en haute Provence, tout en précisant qu’« il n’y a pas aujourd’hui dans nos régions de relation d’évidence entre la richesse de la flore et le degré de sa mise en œuvre et en idées »2. Enfin, dans sa démarche, le recours à l’écrit, y compris en reprenant les données historiques, éventuellement très anciennes, lui paraît indispensable car « la relation aux plantes du domaine européen et méditerranéen a une dimension temporelle jalonnée par l’écrit depuis 35 siècles » et il précise qu’au 1er siècle, Dioscoride citait 560 plantes médicinales indigènes ou cultivées3.
Des pistes de recherche
L’ethnobotanique ne peut se contenter d’effectuer des inventaires, même si ceux-ci sont d’une grande utilité et peuvent être le matériau de recherches plus approfondies.
La question de la constitution et de la transmission des savoirs est au cœur de la réflexion et du projet de Pierre Lieutaghi. La notion d’écologie des savoirs est centrale pour analyser l’arrière-plan végétal et culturel d’une société mais aussi pour en comprendre le maintien, les évolutions, les inventions. Pour cela, comme il est dit plus haut, outre les enquêtes de terrain, il faut également faire appel aux écrits de l’Antiquité comme aux données historiques plus générales, pour en tirer des outils de comparaison ou en dénicher des influences. Pierre Lieutaghi aborde cette question dès 1983, quand il parle de la distribution géographique des savoirs. Plus tard il se demande s’il faut faire l’écologie (plutôt que l’ethnologie) d’un savoir4.
C’est ainsi que dans le programme du projet (resté inabouti) de Diplôme Universitaire qu’il rédige en 2005 pour Salagon, Pierre Lieutaghi propose d’intervenir sur le chapitre « Écologie des savoirs » où il convient d’étudier tant le fonds commun que les lignes de ruptures – voire l’endémisme dans certains cas – des savoirs ethnobotaniques à l’échelle européenne. Pour lui, « L’inventaire et l’étude des « universaux premiers » proposés par le végétal restent à conduire ; c’est l’un des enjeux de l’ethnobotanique du XXIe siècle »5.
Il impulsera aussi des recherches sur la médecine vétérinaire qui est en quelque sorte le conservatoire de pratiques médicinales abandonnées pour la médecine humaine et en encouragera sur les relations contemporaines au végétal, en particulier dans les sociétés urbaines. « Au début du IIIe millénaire, c’est dans les appartements, les magasins de diététique, sur les boulevards, dans les squares, au bord des giratoires (…), en tout lieu investi par le végétal dans ses nouvelles fonctions qu’il convient aussi d’interroger ceux qui le côtoient (…) »6.
Sa volonté de transmission passe par l’accueil d’étudiantes et étudiants, la participation à des stages, le suivi de travaux universitaires mais aussi par la mise en pratique (tentative d’élaboration d’un baume au badasson !) ou par des engagements très forts auprès de certaines professions des plantes, comme par exemple son rôle dans la création du syndicat Simples et le soutien à des associations de cueilleuses et cueilleurs. Les jardins de Salagon dont il a conçu le propos à partir de 1985 sont un bel exemple de sa volonté de divulgation et de réflexion sur l’histoire et les usages des végétaux. Ce souci de vulgarisation allant jusqu’à revendiquer l’utilisation, sur les cartels des jardins, des anciens noms des familles de plantes (Ombellifères, Labiées, Composées, etc.) qu’il trouvait plus parlants pour le grand public que les noms actuels (Apiacées, Lamiacées, Astéracées, etc.).
Dans un de ses derniers ouvrages, La surexplication du monde (où l’on notera que le terme ethnobotanique ne figure pas dans l’index), Pierre Lieutaghi fait une critique fine du rapport actuel de notre société à « la nature », vue d’une part comme « capable d’absoudre tous nos maux » et de l’autre perçue comme « capital paysager » et qu’il estime « devenue la chambre de résonance universelle de tous les choix de société »7.
Il critique la vision uniquement utilitaire du végétal qui ne s’intéresse pas aux plantes sans usages. Pour lui, la plante c’est l’altérité : « la plante vaut comme état du monde et pas pour les produits qu’elle nous fournit »8. On pourrait voir là une remise en cause de ses travaux antérieurs, mais il s’agit plus sûrement d’une critique des dérives que ceux-ci ont permis au niveau du grand public.
Il parle aussi dans une interview au Monde (2021) de « découvrir la singularité des plantes » tout en pointant le risque de leur attribuer des ressentis, voire des capacités, analogues à ceux des humains, faisant allusion au succès de publications récentes sur « l’intelligence des plantes ». S’il aimait à penser les liens de compagnonnage qui unissent sociétés humaines et végétaux, la tendance à anthropomorphiser nos représentations de ces derniers le laissait perplexe. Et de conclure : « Respecter la nature, c’est prendre en compte son absolue étrangeté ».
La pensée de Pierre Lieutaghi a évolué au fil de ses ouvrages et de ses réflexions. Elle est faite de tâtonnements successifs, de remises en cause, de précisions, de polissages, d’amendements… Il en est de même de l’écriture de ses travaux scientifiques, de ses chroniques, de ses textes accompagnant des œuvres plastiques, de ses récits. Une phrase de son premier roman, Elio, nous dit qu’ « Étendre l’espace des mots perfectionne l’usage de soi »9. Tournures ciselées, mots délaissés, métaphores parfois fulgurantes et sous-entendus plus retenus composent un « verbier » indissociable d’une pensée qui influence notre regard sur le monde, nous donne des clefs pour appréhender la nature. Ne peut-on dire que l’ethnobotanique de Pierre Lieutaghi est avant tout une philosophie de vie ?
Les communications
Les thèmes des communications de ce séminaire-hommage devront donc aborder la question de l’influence des travaux et des concepts forgés par Pierre Lieutaghi dans le domaine de l’ethnobotanique en explicitant comment cette pensée a induit, modelé voire modifié les recherches entreprises dans le cadre professionnel ou amateur par qui s’adonne à un projet scientifique, à la botanique, la cueillette, à une pratique artistique ou littéraire, à la médiation culturelle, etc. Mais aussi comment sa pensée a été lue, perçue, interprétée à travers ses livres.
Il ne s’agira donc pas de témoignages relatifs à la personne de Pierre Lieutaghi et aux relations qu’on a pu entretenir avec lui mais bien d’une démarche de recherche empruntant les chemins qu’il a tracés.
Danielle Musset.
avec les relectures d’Élise Bain, Jean-Yves Durand, Raphaëlle Garreta et Pascal Luccioni.
Ouvrages et articles de Pierre Lieutaghi cités dans le texte :
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Le livre des bonnes herbes (1966), Forcalquier, Robert Morel.
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L’environnement végétal : flore, végétation et civilisation (1972), Neuchâtel, Paris, Delachaux et Niestlé.
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« L’ethnobotanique au péril du gazon », Terrain, n°1, octobre 1983, p. 4-10.
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L’herbe qui renouvelle. Un aspect de la médecine traditionnelle en Haute-Provence (1986), L’Aigle, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, coll. « Ethnologie de la France ».
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Plantes, sociétés, savoirs, symboles. Matériaux pour une ethnobotanique européenne (2003), actes du séminaire d’ethnobotanique de Salagon, dir. avec D. Musset, 1er volume, année 2001, Mane, Alpes de Lumière, Les cahiers de Salagon 8.
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Propositions pour la mise en place d’un diplôme universitaire d’ethnobotanique, Musée de Salagon, mars 2005.
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Aux origines des plantes, tome 2, Des plantes et des hommes (2008), dir. avec F. Hallé, Paris, Fayard.
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Badasson & Cie. Tradition médicinale et autres usages des plantes en haute Provence (2009), Arles, Actes sud.
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Elio (2014), Arles, Actes sud.
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La surexplication du monde (2020), Arles, Actes sud.
Documents sur Pierre Lieutaghi cités dans le texte :
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Interview dans Le Monde, 27 juillet 2021.
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Interview par Véronique Ginouvès pour la phonothèque de la Maison des sciences de l’homme à Aix, 28 août 2023.
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Le blues de l’expert, interview par Ruth Stegassy, publié sur le site du Syndicat Simples pour ses 40 ans, 28 novembre 2023.
Comité scientifique
Élise Bain, ethnologue et coordinatrice du séminaire, Musée de Salagon.
Antonin Chabert, ethnologue et directeur du Musée de Salagon, chercheur associé à l’IDEMEC (CNRS-UMR 7307).
Jean-Yves Durand, ethnologue, CRIA-UMinho (Portugal).
Raphaëlle Garreta, ethnologue, Conservatoire botanique national des Pyrénées et Midi-Pyrénées.
Pierre Lieutaghi †, ethnobotaniste et écrivain.
Pascal Luccioni, maître de conférences de grec, Université Lyon III – HiSoMA.
Danielle Musset, ethnologue, ancienne directrice du Musée de Salagon.
Modalités de soumission
Les propositions, un résumé de 5000 caractères maximum, sont à envoyer avant le 26 avril 2024 à l’adresse suivante : elisebain@hotmail.fr
Prise en charge
Les frais de déplacement, d’hébergement et de repas des intervenants au séminaire seront pris en charge par le musée de Salagon.
Actes
Les communications, après soumission à relecture, feront l’objet d’une publication dans les actes des séminaires de Salagon.
1 Interviewé en 2023 par Véronique Ginouvès pour la phonothèque de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, à Aix-en-Provence.
2 Aux origines des plantes, 2008, p. 334.
3 Badasson et Cie, 2009, p. 592.
4 L’herbe qui renouvelle, 1986, p. 1.
5 Aux origines des plantes, 2008, p. 323.
6 Aux origines des plantes, 2008, p. 351.
7 La surexplicaton du monde, 2020, p. 151.
8 Le blues de l’expert, interview de Pierre Lieutaghi par Ruth Stegassy, 28 novembre 2023.
9 Elio, 2014, p. 195.
Infos pratiques
- Adresse
- Salagon, Musée et Jardins, Route de Salagon, Mane, Forcalquier, Alpes-de-Haute-Provence, Provence-Alpes-Côte d'Azur, France métropolitaine, 04300, France
- Tarif
Gratuit pour les intervenants seulement.