Comment lutter contre les proliférations d’algues vertes et de sargasses ?

Le point commun des échouages d’algues vertes en Bretagne et de sargasses dans les Caraïbes ? Une abondance d’azote dont les algues vont pouvoir tirer parti, à travers des mécanismes différents. S’il est difficile d’empêcher les proliférations de sargasses, on peut agir à la source pour affamer les algues vertes.

Récurrents et hélas trop prévisibles chaque été, des échouages d’algues brunes (sargasses) ont encore été massifs dans les îles antillaises en 2024. À 6 000 km de là, les baies bretonnes étaient de nouveau couvertes de leur épais manteau d’algues vertes.

Dans ces territoires, l’odeur nauséabonde d’hydrogène sulfuré qui émane de la décomposition de ces algues est devenue insupportable, et a même conduit à fermer l’accès à des plages autrefois paradisiaques. L’accumulation d’algues en décomposition va également appauvrir le milieu en oxygène et conduire à un appauvrissement de la biodiversité, voire à des épisodes de mortalité massive des écosystèmes.

Cependant, des recherches récentes révèlent que l’origine de ces proliférations est paradoxalement différente entre les eaux tempérées, saturées en nitrates, et les eaux tropicales très pauvres en nutriments et qui sont riches en organismes fixant l’azote atmosphérique.

Des mécanismes bien établis

Les mécanismes qui déclenchent les marées vertes bretonnes sont bien établis depuis plus d’une vingtaine d’années, grâce aux travaux de toutes les équipes mobilisées par l’Ifremer dans les années 1990.

Ces algues bénéficient de la présence en excès de nitrates dans les eaux côtières. Opportunistes, elles ont une capacité à pousser beaucoup plus vite que les autres espèces d’algues dès que les conditions de lumière et de courants sont réunies.

En effet, les cours d’eaux, même de débit modeste, apportent de l’azote issu des fuites de la fertilisation en excès des terres par des engrais minéraux et des déjections animales. Puis des bactéries anaérobies (qui peuvent se développer en l’absence d’oxygène) vont poursuivre la dégradation de la matière organique, générant des émanations gazeuses à l’odeur d’œuf pourri, et notamment de l’hydrogène sulfuré, un gaz mortel à haute dose pour les humains et les animaux terrestres.

Dans l’Atlantique tropical, paradoxalement, les bactéries jouent un rôle primordial dans la prolifération des algues brunes sargasses. Lorsque l’on s’éloigne des côtes, l’océan s’appauvrit en azote dissous. Pour se développer, les algues brunes doivent tirer parti de toutes les ressources disponibles, qu’elles viennent des animaux (poissons, crustacés, hydraires, vers, etc.) mais aussi des micro-organismes capables de fixer l’azote de l’air, que l’on retrouve dans ces écosystèmes à la dérive.

Des résultats très récents indiquent que ces symbioses microbiennes sont essentielles pour maintenir la croissance des sargasses au large, et qu’elles contribuent bien plus que les grands fleuves à fournir en azote les proliférations de sargasses.

Sans azote, la croissance des algues reste limitée

Comprendre les conditions de prolifération des algues est crucial, car cela permet à la fois d’élaborer des stratégies pour limiter les impacts environnementaux et sanitaires et de mieux gérer les accumulations d’algues sur les plages.

Les mécanismes par lesquels l’azote influence la croissance des algues sont multiples. En effet, l’azote peut exister sous plusieurs formes : deux formes inorganiques, le nitrate et l’ammonium, et une forme organique, l’urée. Les algues peuvent ainsi croître en mobilisant plusieurs sources d’azote différentes.

Par exemple, grâce à des apports extérieurs en nitrates via l’eau fluviale des bassins versants, des transferts d’eau via des mécanismes de stratification thermique ou encore par des remontées d’eaux froides profondes riches en nutriments (qu’on appelle « upwellings »). Les algues peuvent aussi « recycler » l’azote de l’ammonium et de l’urée produits par les invertébrés et les poissons de l’écosystème.

Enfin, certaines bactéries associées aux algues, les diazotrophes, sont capables de fixer l’azote de l’air pour le transformer en ammoniac, qui est ensuite transformé en acides aminés utilisables par les algues.

Des proliférations encore mystérieuses

Historiquement, on retrouve traditionnellement les sargasses dans la mer des Sargasses, zone de l’océan Atlantique où se concentrent ces algues. Mais depuis 2011, on les retrouve aussi entre l’Afrique de l’Ouest, les Caraïbes et le Brésil. On appelle cette zone la GASB, la Great Atlantic Sargassum Belt, la grande ceinture atlantique des sargasses, longue de quelque 8 000 km.

En 2023, une équipe américaine a rapporté que la capacité de nutrition minérale des sargasses résidant dans la GASB devait différer par rapport à celles de la mer des Sargasses, puisqu’on y retrouvait une teneur en azote et en arsenic plus élevée, cette dernière étant inversement corrélée à l’abondance du phosphore.

Les sources des nutriments qui alimentent le GASB ne sont pas encore très claires. La teneur en azote (et notamment sa composition isotopique) et en phosphore de ces sargasses peut être utilisée pour savoir si ces nutriments sont d’origine atmosphérique, océanique ou fluviale.

De fait, les résultats des projets de recherche Origins et FORESEA, menés entre 2019 et 2023 avec le soutien de l’ADEME et de l’ANR, ont permis d’écarter l’hypothèse d’un effet des trois plus grands fleuves de la planète, l’Amazone, le Congo et l’Orénoque, qui ne sont donc pas les principaux responsables de ces proliférations de sargasses.

Des détections par satellite ont ainsi montré que seulement 10 % de la biomasse annuelle totale de sargasses se retrouvait dans des régions sous l’influence des panaches fluviaux de l’Amazone, alors que le fleuve représente 20 % du volume d’eau douce déversé dans tous les océans du monde.

Les causes à l’origine de ces proliférations restent donc encore à préciser. Mais l’hypothèse d’une source bactérienne est de plus en plus crédible.

Les bactéries, clés de voûte de l’écosystème des sargasses

Les bactéries et autres microbes associés aux organismes vivants forment un biofilm spécifique à la surface de ces organismes. C’est aussi le cas pour les sargasses. Des scientifiques de l’institut océanographique de Marseille (MIO) se sont intéressés à la diversité génétique de ce biofilm et des microbes des eaux environnantes.

Certaines bactéries, en particulier, forment d’excellents traceurs biologiques pour détecter le passage des radeaux de sargasses dans l’Atlantique. C’est le cas des diazotrophes, ces bactéries capables de fixer l’azote de l’air, qui étaient prédominantes aussi bien dans le biofilm des sargasses du GASB que dans celles de la mer des sargasses.

L’analyse de la diversité et des gènes d’assimilation de l’azote des communautés de bactéries a également révélé, pour la première fois, la prédominance de bactéries appartenant au phylum Proteobacteria. Alors que les diazotrophes de type Cyanobacteria sont bien plus abondantes dans le plancton océanique.

L’analyse du rapport isotopique de l’azote, enfin, soutient l’hypothèse d’une origine atmosphérique de l’azote consommé par les sargasses du GASB. Les diazotrophes, ces bactéries fixatrices d’azote, semblent bien en cause dans la prolifération de ces algues brunes dans les zones tropicales.

Les marées vertes et brunes menacent surtout pour les littoraux

Les sargasses, tout comme les algues vertes, ne représentent aucun danger tant qu’elles sont en mer. Les radeaux de sargasses sont même considérés par les pêcheurs comme d’excellentes « nurseries, car elles permettent d’attirer de plus gros poissons venant se nourrir sous ces radeaux flottants.

C’est lorsque les algues arrivent sur nos côtes, piégées par la mangrove ou s’échouant sur le sable, qu’elles menacent la biodiversité. En effet, la dégradation des algues produit de l’hydrogène sulfuré qui n’est pas seulement nuisible aux humains, mais aussi à une bonne partie des écosystèmes.

La respiration nocturne de ces algues et leur décomposition par des microbes consomme aussi beaucoup d’oxygène, ce qui conduit souvent à des zones plus ou moins étendues d’anoxie, c’est-à-dire une privation d’oxygène pour tous les organismes dont la respiration est essentielle.

Des épisodes de mortalité accrue chez les poissons ont été décrits dans les Caraïbes, de même que des effets des échouages sur la reproduction des tortues marines ou sur la santé des coraux.

Les conséquences sur la biodiversité s’étendent aussi aux écosystèmes des plages, comme l’ont montré les travaux de Nolwenn Quillien et Jacques Grall sur les plages bretonnes impactées par les marées vertes.

Apprendre à vivre avec les sargasses…

Dans les faits, même si les apports des bassins versants et autres sources d’origine anthropique peuvent être contrôlables, il apparaît impossible de limiter les proliférations de sargasses en réduisant leurs apports en azote. Chaque hiver, ce phénomène se réalimente grâce aux stocks de sargasses dispersés par les cyclones automnaux, qui dérivent de la mer des Sargasses à l’Atlantique tropical chaque année. C’est ce mécanisme qui va conditionner les sites d’échouage, en fonction des conditions météorologiques et des courants.

Thierry Thibaut, un chercheur du MIO coordinateur du projet ANR-ORIGINS, résume :

« La GASB un écosystème naturel bien établi, sans rivage. On ne pourra pas empêcher ni leur prolifération ni leurs échouages. Désormais, il faut apprendre à vivre avec ».

Les échouages, inévitables, doivent donc être anticipés, soit à l’aide de dispositifs de surveillance depuis l’espace, soit depuis la mer ou les airs. Le plus grand défi est, bien sûr, logistique : comment intervenir rapidement sur les radeaux de sargasses détectés en zone côtière, ou pour limiter les impacts écologiques des échouages avant que les sargasses n’entrent en putréfaction ?

Plusieurs projets de recherche, dans différentes régions des Caraïbes et en Afrique de l’Ouest, se coordonnent pour faire aboutir des solutions qui doivent aussi permettre de valoriser cette biomasse pour les économies locales.

… Mais la possibilité d’agir contre les marées vertes

En Bretagne et dans de nombreux sites de marées vertes, toutefois, on peut agir pour limiter les apports d’azote des bassins versants. Les études pilotées par Luc Aquilina de l’Université de Rennes ont montré qu’en quelques années à peine, on peut voir les effets vertueux de la réduction des fuites d’azote dans les aquifères pour limiter le développement des algues vertes.

Ces travaux de modélisation nous montrent aussi que pour continuer à améliorer la qualité des eaux de nos rivières et lutter contre l’eutrophisation des zones côtières, il est indispensable de continuer à réduire les fuites de nitrates vers le milieu souterrain.

Pour le court terme, toutes les solutions capables de réduire ces proliférations doivent être explorées, y compris les récoltes précoces ou la culture d’autres algues en compétition avec les algues vertes, par exemple dans les bassins conchylicoles impactés par l’eutrophisation.

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.The Conversation

Philippe Potin, Directeur de recherche CNRS, Station biologique de Roscoff, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original. Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi leur newsletter thématique « Ici la Terre ». Abonnez-vous dès aujourd’hui.

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