Éloge des feuilles mortes, carburant indispensable des écosystèmes
On les balaie, on les souffle, on chante la mélancolie de leur chute inexorable. L’automne est la saison des feuilles mortes qu’on ramasse à la pelle, qu’on sublime à travers force poèmes et chansons. Ce qui est sans doute moins connu, c’est le rôle crucial que jouent ces feuilles qui tombent pour la croissance des plantes, la séquestration du carbone, la riche biodiversité qu’elles habitent. Avant donc de songer, peut-être, à ratisser votre jardin automnal pour le débarrasser de tout ce tas de feuilles qui grossit à mesure que l’hiver approche, gardez donc en tête qu’un écosystème en bonne santé sait bien se débarrasser de ces feuilles, qui lui sont très utiles. Voici comment.
Qu’ils soient à feuillage persistant ou à feuillage caduc, les arbres de nos forêts ou de nos parcs et jardins perdent tous, à un moment donné, leurs feuilles qui tombent au sol et constituent ce que l’on appelle la litière. Il en va de même pour les plantes que l’on retrouve sur les pelouses ou prairies. En forêt, la quantité de litière arrivant au sol chaque année est variable, mais atteint plusieurs tonnes par hectare, soit plusieurs centaines de grammes par m2. Personne ne balaie ou ne souffle ces quantités impressionnantes de feuilles mortes, qui pourtant vont peu à peu disparaître. De fait, sous l’action du climat (chaleur, humidité, froid) et d’une multitude d’organismes, cette litière se décompose plus ou moins rapidement, minéralisée pour partie, transformée en humus – fraction organique du sol – pour une autre.
Elle constitue ainsi le carburant du fonctionnement de l’écosystème forestier, permettant d’une part lors de sa minéralisation le retour au sol des éléments minéraux contenus dans ces feuilles (azote, phosphore, calcium, magnésium…) indispensables au développement des arbres et d’autre part, via l’humification, l’enrichissement du sol en matière organique participant à la séquestration dans le sol du carbone contenu dans cette matière organique. La vitesse et le produit fini de cette transformation restent cependant fortement dépendants du type de climat et du sous-sol selon qu’il soit, par exemple, calcaire ou granitique. Mais aussi, bien sûr, en fonction des essences présentes. Les résineux, auront des litières moins facilement décomposables que celles des feuillus, ou des caducifoliés, qui perdent tout leur feuillage à l’automne.
S’invite à ce processus de décomposition toute une biodiversité cryptique innombrable, mal connue et mystérieuse, allant d’arthropodes de quelques millimètres comme les acariens, pseudoscorpions ou collemboles à des bactéries et champignons de quelques micromètres. On trouve ainsi, dans un sol forestier, jusqu’à 500 000 collemboles par m2, soit plus de 1 milliard d’individus par hectare. Avec l’ensemble des acariens d’un hectare de forêt, il est possible de faire un tas de 600 kg alors qu’ils ne pèsent chacun que quelques microgrammes. De la même manière, les vers de terre de ce même hectare peuvent représenter un tas de 2 tonnes. Concernant les microorganismes, on considère que l’on pourrait comptabiliser jusqu’à 1 milliard de bactéries dans un gramme de sol. Sans tous ces organismes qui n’entretiennent pourtant pas de relations privilégiées ou affectives avec l’homme, les écosystèmes et agrosystèmes ne fonctionneraient plus.
Les collemboles, par exemple, dont certaines espèces sont bien connues pour échapper à leurs prédateurs en effectuant des sauts périlleux, consomment des débris de feuilles mortes. Ils stimulent aussi le développement des minuscules champignons baptisés « mycorhiziens », qui vivent en symbiose avec les racines des plantes en les alimentant en nutriments, régulent les populations de microorganismes et les véhiculent à travers la litière, ce qui en fait en quelque sorte des « espèces clés de voûte des sols forestiers ».
La façon dont cette litière se décompose en fonction des paramètres du milieu conduit en forêt à des humus aux caractéristiques morphologiques et physico-chimiques bien différents (acidité, teneur en carbone organique, en éléments nutritifs, etc.). On peut ainsi différencier trois principaux types d’humus observables dans les forêts tempérées : le mull, le moder et le mor.
Le mull est l’humus le plus actif. C’est un humus de compétition. La décomposition de la litière et l’incorporation au sol de cette matière organique qui se transforme peu à peu pour acquérir des propriétés différentes de la matière brute de départ, se réalisent parfaitement bien. Les vers de terre qualifiés d’anéciques qui font le yoyo entre la profondeur du sol et la surface où leurs déjections contribuent au mélange intime entre matière organique et matière minérale qui accompagne cette incorporation. Les feuilles tombées au sol se décomposent rapidement et, dans le meilleur des cas, toute la litière tombée au sol à l’automne aura complètement disparu avant l’automne suivant.
Pour un mull, il faut bien sûr des conditions favorables : pas de mull en haute montagne car il fait trop froid et les processus sont ralentis ; pas trop d’humidité non plus car les organismes seront asphyxiés. Mais il faut aussi une litière qui se laissera facilement dégrader, et qui sera donc appétante pour les organismes décomposeurs. Les feuilles riches en azote, dont raffolent les bactéries, sont par exemple plus facilement dégradées que des feuilles dures riches en lignine, en tanins, et en substances antibiotiques qui, par définition, vont repousser les microorganismes et autres consommateurs de feuilles. Il existe donc des espèces végétales dites améliorantes qui vont faciliter la formation d’un humus de type mull, si le climat le permet et d’autres qualifiées d’acidifiantes car plutôt à l’origine d’un humus de type mor.
Le mor, est, à l’inverse l’humus, le plus acide et le moins actif. On le trouve par exemple de la forêt landaise avec ses pins et ses bruyères à la litière réfractaire ou encore celui des froides forêts de haute montagne. La litière se décompose très péniblement, s’accumule en formant un horizon très épais, soit feutré, soit feuilleté, un peu à allure de tourbe. L’acidité de la roche mère du massif landais n’arrange rien à l’affaire. Les vers de terre sont absents et les champignons prennent le relais des bactéries dans un temps presque suspendu.
Lorsque l’on transforme une jolie forêt de hêtres en une plantation d’épicéa, comme cela a beaucoup été fait, il y a plus d’une soixantaine d’années dans les Pyrénées, on risque de faire progressivement passer l’humus du mull au moder, voire au mor. Il faut ainsi éviter de passer d’une forêt de feuillus caducifoliés à litière facilement décomposable à une forêt (ou plantation) de résineux sempervirents à l’origine d’une litière qui l’est beaucoup moins.
Le moder, lui, est intermédiaire entre mull et mor, tout en sachant que, entre mull, moder et mor, tout s’organise selon un gradient dont le classement entre catégories bien distinctes ne rend pas compte.
Une bonne litière, c’est aussi une litière diverse, issue de différentes espèces de végétaux.
On insiste aujourd’hui à juste titre sur la nécessité de forêts mélangées pour atténuer l’impact du changement climatique. Pour cela, la décomposition des litières et la formation de l’humus demeure encore un processus clé. Le niveau de résilience à la sécheresse estivale des forêts méditerranéennes a pu, à cet égard, être précisément étudié. Après un été particulièrement sec, les parcelles ne présentant qu’une seule essence forestière, le chêne, ont vu leurs populations de collemboles chuter de 75 %, contre seulement 40 % dans celles associant le chêne à quatre autres espèces d’arbres. De même, une expérience de décomposition des litières effectuée sur le site expérimental de l’O3HP dans les Alpes de Hautes Provence a pu mettre en évidence que la présence de plusieurs espèces végétales dans le mélange de litière atténuait fortement l’impact négatif d’une sécheresse estivale amplifiée sur le processus de décomposition et la remise à disposition du carbone et de l’azote dans les sols. Des résultats qui viennent s’ajouter aux innombrables arguments scientifiques attestant des bienfaits écologiques associés à une plus grande diversification des forêts.
Une bonne litière, c’est aussi, en forêt, une litière qui n’est pas trop exposée au soleil. Pour cette raison, les coupes rases, c’est-à-dire l’abattage de l’ensemble des arbres d’une parcelle, mettent à mal la santé des sols, en les rendant vulnérables à la lumière, mais aussi aux intempéries et en supprimant toute possibilité de retour au sol de la matière organique et des éléments minéraux pendant plusieurs années.
L’exploitation forestière, et ses engins lourds, conduit aussi à un tassement de la litière et du sol entraînant certes une dégradation mécanique de la litière, mais perturbant fortement par la même occasion les propriétés physico-chimiques et biologiques du sol. Car les organismes du sol présents dans les sols forestiers n’aiment pas être exposés en plein soleil ou comprimés sous les roues et chenilles des engins d’exploitation. De plus, l’eau ne s’infiltre plus aussi facilement dans le sol laissant place à un fort ruissellement qui emporte feuilles mortes et organismes sur son passage…
Les éclaircies, conduisant à une diminution de la densité d’arbres dans les peuplements, est une des solutions envisagées dans l’adaptation des forêts au changement climatique, n’affectant pas ou peu la couche de litière, à condition que la coupe soit faible ou modérée. Depuis 2021, un consortium international s’affaire à étudier de cette question dans le cadre d’un projet européen avec notamment un site expérimental dans le sud de la France au chevet du chêne pubescent. Les arbres restés sur pied souffriront moins de la compétition pour l’accès aux ressources (lumière, eau, nutriments) avec leurs voisins restants et verront même leur biomasse et feuillage augmenter, permettant ainsi d’avoir toujours une même quantité de feuilles qui retombent au sol à l’automne.
Dans les jardins ou les parcs, conserver sur place les feuilles mortes sous et à proximité des arbres permet également à favoriser, la bonne santé du sol et donc sa perméabilité et sa rétention en eau, et in fine nous aide à mieux lutter contre les îlots de chaleur urbains. Car le rôle des arbres est à ce niveau bien sûr direct mais aussi indirect par l’intermédiaire du sol qui les accueille.
Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU) et Mathieu Santonja, Maître de conférences en écologie des sols, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.