Une brève histoire de la modélisation des plantes, féconde face aux enjeux agroécologiques
Alimentation, santé, ombrage, esthétisme… Les plantes nous rendent de multiples services, des plus vitaux aux plus accessoires. Leur rôle dans le fonctionnement de notre environnement est central. Il est donc logique qu’elles aient très tôt fait l’objet de nombreuses études.
La botanique naît dès l’Antiquité, de la classification des plantes initiée par le philosophe Aristote et le médecin romain Dioscoride. Ce dernier, au 1er siècle, dessine et décrit 600 plantes ainsi que leurs propriétés médicinales.
Au XVIIe siècle, Joseph Pitton de Tournefort introduit les notions de genre et famille, que reprend ensuite Linné au siècle suivant pour organiser une classification des plantes encore en vigueur aujourd’hui.
Passionné de botanique, Goethe avance à la même époque le terme de morphologie végétale, dans son ouvrage La Métamorphose des plantes (1790), c’est-à-dire l’idée que le processus de croissance est une suite rythmique de transformations (métamorphoses) des organes construisant la plante entière. Le terme de morphologie apporte ainsi une vision dynamique de la description de la plante, issue d’une construction.
Il a cependant fallu attendre le XXe siècle pour que les études des formes de floraison, et en particulier celles des inflorescences, inspirent Francis Hallé et Roelof Oldeman pour définir une démarche caractérisant la structure des arbres et des plantes en général. C’est l’approche architecturale, qui se développe ensuite à l’Institut de botanique de Montpellier.
Architecture des plantes
L’approche architecturale s’appuie sur la classification des différents axes composant une plante selon une typologie précise. Les critères principaux concernent par exemple le fait que les bourgeons aient une croissance continue ou rythmique, que la floraison des axes soit latérale ou terminale.
Sur ces critères combinés, les auteurs définissent une trentaine de modèles architecturaux fondés sur les stratégies d’occupation de l’espace de toutes les espèces connues. L’architecture est ainsi considérée comme résultant de l’organogenèse, c’est-à-dire la dynamique de mise en place des axes feuillés des plantes.
Dans les années 1970, Philippe de Reffye, agronome du Cirad en poste en Côte d’Ivoire, développe ainsi un premier modèle de la structure du caféier à partir de mesures de comptage des entrenœuds – le bout de tige qui sépare deux feuilles successives – sur les troncs et branches.
Dans sa thèse, il montre que son approche statistique de comptage des entrenœuds et des ramifications permet de modéliser et de prédire le développement des plantes. La plante est en effet construite cycle par cycle, par ajouts d’entrenœuds en bouts des axes (croissance) ou en formant de nouvelles branches (par ramification).
Simuler la dynamique de croissance des plantes
Les progrès de l’informatique et le développement balbutiant de la synthèse d’image vont donner lieu aux premières plantes virtuelles réalistes au plan botanique. En 1987, des travaux menés par Philippe de Reffye, en partenariat avec l’Université de Strasbourg, conduisent à la création de l’atelier de modélisation de l’architecture des plantes (AMAP) au Cirad en 1987. Il implique botanistes, agronomes, mathématiciens et informaticiens.
Dans les années 1990, les notions de botanique de plus en plus fines sont intégrées, en particulier sur la pousse des arbres. Grâce à l’essor des moyens techniques, notamment l’augmentation de la puissance de calcul et les stations graphiques dédiées à la conception assistée par ordinateur (CAO), les travaux de l’atelier permettent de modéliser et simuler la dynamique structurelle de nombreuses plantes, et notamment des arbres.
Les outils développés sont exploités et commercialisés pour de multiples applications, dès que l’on veut avoir des représentations numériques de plantes. Pour le multimédia (jeux, cinéma…), l’atelier a vendu de nombreux logiciels pour les modeleurs 3D utiles à des jeux vidéo ou à des films (plug-in pour le logiciel de modélisation Maya par exemple).
Ces modèles ont également été employés pour des projets d’aménagement, sur des sites comme la Bibliothèque de France ou le site Cirad de Baillarguet. Ils sont aussi très utiles pour les calculs d’ombrage en foresterie.
Mieux tenir compte de la physiologie des plantes
Cependant, malgré la fidélité aux concepts botaniques des représentations structurelles modélisées, cette approche ne prend pas en compte la physiologie de la plante. En particulier, elle ne permet pas de calculer la production de la biomasse et sa répartition au sein de la plante. Ces données sont pourtant cruciales pour tout producteur qui veut déterminer le poids de sa récolte.
Or, depuis les années 1950, des modèles de culture ont été créés en Europe et Amérique du Nord pour décrire la production par hectare dans les grandes cultures homogènes. Ils sont devenus performants et largement employés. Mais ces approches ont leurs limites : elles ne rendent pas compte de variabilités internes ou externes et n’intègrent pas des interactions spatiales ou individuelles (vent, taille, effets locaux du terrain…).
C’est ainsi qu’à partir de la fin du XXe siècle se développent de nouveaux types de modèles, appelés structure fonction (FSPM), tenant compte à la fois de l’architecture et de la physiologie pour répondre à ces lacunes. Ils visent à inclure au calcul le fonctionnement physiologique de la plante. Par exemple, en modélisant l’interaction lumineuse avec les feuilles pour la photosynthèse, ou bien la répartition et le transport de la biomasse aux organes en croissance.
Grâce aux acquis de ses modèles structuraux, le Cirad s’engage alors dans cette voie, en se focalisant sur les applications agronomiques et forestières.
Des modèles complexes à construire
Le principe d’un FSPM est de modéliser une plante à l’échelle individuelle : celle-ci est appréhendée comme un système dynamique qui prend simultanément en compte son propre développement et les conditions environnementales. C’est donc un système complexe, pour plusieurs raisons.
D’abord du fait des codes informatiques utilisés : il faut construire petit à petit une structure qui évolue et sert de support aux fonctions de la plante. Les modèles fonctionnels sont par ailleurs variés et interviennent à de multiples échelles (de l’organe à la plante entière). De ce fait, ils complexifient le calcul.
En outre, il existe des difficultés à valider les paramètres de ces modèles à partir du terrain, en particulier pour ceux décrivant le fonctionnement de la plante, que l’on ne peut souvent pas mesurer directement. De même, il est délicat de tenir compte de l’hétérogénéité tant de la plante que des milieux, et de tenir compte de leurs diverses interactions complexes. Enfin, ce type de modèle pose problème pour passer de l’échelle individuelle à celle de la plantation.
Encore de nombreux défis à relever
Le Cirad joue un rôle clef dans la production de connaissances et dans l’animation scientifique de ce domaine interdisciplinaire que sont les FSPM. D’abord, il capitalise sur l’expérience liée aux outils développés, par exemple la plate-forme OPenAlea (voir ci-dessous). L’autre aspect est de développer des modèles FSPM légers, plus opérationnels pour les cultures.
Deux pistes, en particulier, sont explorées :
- La première est le développement, en intégrant plusieurs hypothèses simplificatrices, d’un modèle mathématique permettant de mieux comprendre le passage de l’individu à la culture (GreenLab).
- La seconde consiste à concevoir de nouveaux modèles géométriques afin d’aborder les cultures mixtes, comme l’illustre le projet européen IntercropValues.
Les défis, on l’a vu plus haut, restent cependant nombreux. Malgré leur complexité et la nécessité d’un haut niveau de compétences multidisciplinaires pour les mettre en œuvre, les FSPM ne peuvent pas encore être validés sur des milieux hétérogènes même simples (agroforesterie en ligne par exemple), du fait des multiples interactions entre plantes, dont une part importante n’est pas propre aux plantes elles-mêmes, mais à leur environnement (sol, micro-organismes, etc.).
Enjeu pour l’agroécologie de demain
La modélisation des plantes, dont le Cirad a été un acteur pionnier, revêt un enjeu majeur pour définir les systèmes agroécologiques de demain.
- Elle nourrira l’optimisation des rendements agricoles, en simulant les réponses des cultures aux variations climatiques et environnementales, ainsi qu’en permettant l’expérimentation de diverses stratégies de gestion des ressources.
- Elle contribuera à améliorer la durabilité des systèmes agroécologiques, en aidant à développer des pratiques agronomiques plus durables, qui minimisent l’impact environnemental tout en optimisant la production.
- Enfin, elle permettra d’étudier et de donner des clefs pour maîtriser les effets du changement climatique, en prédisant comment les plantes réagiront aux conditions climatiques futures. De quoi tester des stratégies d’adaptation mieux caractériser les idéotypes (c’est-à-dire, les variétés les plus adaptées à un environnement donné) adéquats à sélectionner.
Le 5 juin 1984 naissait le Cirad fondé par décret. Depuis 40 ans, les scientifiques du Cirad partagent et co-construisent avec les pays du Sud des connaissances et des solutions innovantes pour préserver la biodiversité, la santé végétale et animale, et rendre ainsi les systèmes agricoles et alimentaires plus durables et résilients face aux changements globaux.
Marc Jaeger, Directeur de recherches et directeur adjoint de l’UMR Amap, Cirad
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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