Comment compter les plantes ?
Avec le développement rapide des sciences de la nature du XVIe au XIXe siècle a émergé l’une des questions les plus simples que l’on puisse se poser, mais aussi l’une des plus difficiles : combien y a-t-il d’espèces vivantes sur Terre ? C’est l’une des questions les plus fondamentales de la taxonomie (ou taxinomie), la science qui s’occupe de répertorier, de classer et de nommer les organismes vivants. La réponse courte à cette question, c’est que personne ne le sait exactement (May 1992). En revanche, pour certains groupes d’organismes il est possible de proposer des estimations plus ou moins larges. Heureusement pour nous, les plantes1 constituent l’un des groupes les mieux connus de la science à ce jour, et on peut donc chercher à estimer leur nombre.
La première difficulté à laquelle on se heurte est la forte dispersion géographique des espèces, qui ne permettrait pas à un botaniste seul de les dénombrer en se limitant à ses observations personnelles. L’approche la plus intuitive consisterait alors à rassembler toutes les connaissances sur les plantes en un seul endroit. Les premières tentatives connues pour produire une telle compilation remontent au moins à l’Historia Plantarum de Théophraste, traité fondateur de la botanique occidentale. Dans cette œuvre, conçue initialement comme un cours prodigué au Lycée d’Athènes, Théophraste synthétise les connaissances de son époque sur un peu plus de 500 espèces de plantes, recueillies non seulement en Grèce, mais aussi en Égypte, en Lybie et jusqu’aux portes de l’Inde actuelle (Théophraste 1988). Près de 400 plus tard, Dioscoride mentionne 716 espèces de plantes médicinales dans son célèbre traité De Materia Medica. À la même époque, Pline l’Ancien mentionne près de 1000 espèces végétales dans son Histoire Naturelle, dont environ 300 sont décrites pour la première fois (Váczy 1971).
Après l’Antiquité, les connaissances sur le nombre d’espèces végétales évolueront peu jusqu’aux grandes expéditions maritimes de la Renaissance. Les Européens découvrent alors la richesse végétale des Amériques, de l’Asie orientale et de l’Océanie. Mais la brusque prolifération des données botaniques, provenant de sources diverses, soulève un nouveau problème : pour pouvoir communiquer efficacement sur les plantes, et pour synthétiser les connaissances en botanique, il est nécessaire de disposer d’un langage commun pour nommer les espèces, et d’une méthode unique pour déterminer quel est le nom correct des espèces dans ce langage.
Ce langage unique est systématisé pour les plantes en 1753 par le naturaliste suédois Carl von Linné dans son Species Plantarum (Linné 1753) : c’est la nomenclature binominale2. Dans ce système, chaque espèce est assignée à un groupe de rang supérieur : le genre. Le nom de l’espèce est alors constitué de deux mots : le nom du genre auquel elle appartient, suivi d’une épithète spécifique permettant de la distinguer des autres espèces du même genre. Par exemple, l’érable champêtre est dénommé Acer campestre : l’espèce est assignée au genre Acer, qui contient tous les érables, et l’épithète campestre permet de la distinguer des autres érables, tels que l’érable sycomore (Acer pseudoplatanus).
Avec l’adoption progressive de cette nomenclature par les botanistes de l’époque, il reste à établir des règles pour déterminer, pour chaque espèce, quel doit être le nom qui lui est assigné. Ces règles sont aujourd’hui formalisées dans le Code International de Nomenclature pour les Algues, les Champignons et les Plantes (Turland et al. 2018).
Le Code stipule notamment que la publication du Species Plantarum de Linné en 1753 marque le point de départ de la nomenclature botanique moderne : seuls les noms d’espèces publiés à partir de 1753 sont réputés valides, et eux seuls peuvent par conséquent être inclus dans des listes d’espèces. Cette année marque donc, par la même occasion, le début des tentatives modernes pour répertorier et compter les espèces végétales !
On trouve d’ailleurs dans l’œuvre de Linné l’une des premières estimations du nombre total d’espèces végétales dans le monde, incluant les champignons et les lichens :
« J’ai compris, par un calcul assez certain, que le nombre des plantes dans le monde entier est bien moindre qu’on ne le croit généralement, puisqu’il atteint à peine 10 000. » (Linné 1753)
Après Linné, il devient théoriquement possible de créer et de maintenir à jour une liste de toutes les espèces végétales connues. L’intérêt d’une telle liste serait de rassembler en un seul endroit les noms d’espèces issus d’une littérature taxonomique très dispersée : actuellement, avec environ 2500 nouvelles espèces de plantes vasculaires décrites chaque année dans plus de 600 revues différentes (Lughadha 2004), il est en effet impossible pour quiconque de se tenir à jour des nouveautés taxonomiques.
Ce besoin de disposer d’une liste des espèces végétales connues se fait sentir dès le XIXe siècle, lorsque Charles Darwin rencontre des difficultés pour nommer correctement les plantes qu’il étudie. Il entreprend alors de financer la production d’une telle liste, et formule le souhait que ce projet continue d’être financé pour quatre ou cinq ans après sa mort. La compilation qui en est issue, publiée pour la première fois en 1893 par les Jardins Botaniques Royaux de Kew sous le nom d’Index Kewensis (Hooker et Jackson 1893), inclut à l’époque tous les noms de plantes à graines publiés jusqu’en 1885, soit environ 330 000 noms d’espèces. L’Index Kewensis devient rapidement une référence pour les taxonomistes du monde entier, à tel point que ce projet continue d’être financé par le gouvernement britannique plus de 100 ans après !
En 1999, l’Index Kewensis est fusionné avec deux listes similaires et publié en ligne sous le nom d’International Plant Name Index (IPNI). Il rassemble aujourd’hui près de 956 000 noms d’espèces de plantes vasculaires et demeure l’un des outils les plus précieux pour les botanistes et les taxonomistes du monde entier (IPNI 2022).
Alors, peut-on enfin considérer qu’on tient là le nombre des espèces végétales actuellement connues ? Eh bien non. Et pour comprendre pourquoi, il nous faut examiner de plus près la bête noire des taxonomistes : la synonymie.
Il y a synonymie lorsqu’une espèce (ou, de manière plus générale, un taxon) a été désignée sous plusieurs noms scientifiques différents par les taxonomistes. Parmi tous ces noms, un seul peut être considéré comme correct, et les autres sont alors des synonymes incorrects (Turland et al. 2018 ; Turland 2013). Toute la difficulté réside alors dans le choix du nom correct de l’espèce. La situation pourrait sembler paradoxale : comment ce problème peut-il persister, alors que le Code de Nomenclature devait justement permettre de définir le nom correct de manière unique ? En réalité, le Code permet d’aboutir au nom correct d’une espèce étant donné une conception taxonomique donnée, mais ne fournit pas de critères pour départager deux conceptions taxonomiques concurrentes. En clair, le choix du nom correct d’une espèce dépend non seulement des règles de nomenclature en vigueur, mais aussi d’un ensemble de critères dont certains sont objectifs, comme la position de l’espèce dans l’arbre du vivant (c’est le travail de la phylogénie), tandis que d’autres sont plus subjectifs, comme la circonscription de l’espèce, c’est-à-dire le choix des organismes ou des populations qui y seront inclus et de ceux qui en seront exclus.
Pour bien comprendre le problème, prenons un exemple typique. Le genre Ophrys comprend des orchidées au mode de pollinisation remarquable : en imitant l’apparence d’insectes femelles, mais aussi et surtout en reproduisant leurs phéromones sexuelles, la fleur leurre les insectes mâles à la recherche d’une partenaire. Ceux-ci viennent alors la polliniser dans une tentative de copulation. À ce jour 1294 noms d’espèces ont été publiés pour le genre Ophrys (IPNI 2022), mais le nombre d’espèces connues de la science… n’est pas connu. Ou plutôt, il fait l’objet d’une controverse houleuse : en fonction des auteurs, le nombre d’espèces reconnues varie de 10 à 354 (Cuypers, Reydon, et Artois 2022), simplement à cause de fortes divergences dans la circonscription des espèces3. Ainsi, là où un auteur ne verra qu’une espèce éventuellement divisée en sous-espèces ou en variétés, par exemple Ophrys conradiae, un autre pourra voir plusieurs « bonnes » espèces, disons Ophrys conradiae, Ophrys santonica et Ophrys gresivaudanica, sans qu’il existe d’argument décisif pour départager ces deux conceptions.
Mais ce n’est pas tout ! Linné a joué un petit tour aux taxonomistes, bien malgré lui. Son système de nomenclature binominale, si utile dans la pratique courante, se révèle encombrant lorsqu’il s’agit de choisir le nom correct d’un organisme, puisqu’il oblige à émettre un jugement non seulement sur la circonscription des espèces, mais aussi sur la circonscription des genres.
On peut citer l’exemple du remaniement récent des sorbiers et des alisiers (Sennikov et Kurtto 2017), regroupés jusqu’ici sous le genre Sorbus. Ce dernier vient d’être éclaté en une dizaine de petits genres, entrainant un certain nombre de bouleversements nomenclaturaux. Ainsi, l’alisier de Reims, espèce endémique en France et menacée de disparition au niveau mondial, connue jusqu’ici sous le nom Sorbus remensis, se nomme désormais Karpatiosorbus remensis. Dans ce cas précis, comme dans la plupart des cas, le changement de nom pourrait n’avoir aucune incidence sur les comptages d’espèces, puisque la synonymie entre les deux noms est facilement détectée par la conservation de l’épithète spécifique remensis. Mais ce n’est pas toujours le cas : l’alisier blanc, connu sous le nom Sorbus aria, devient désormais Aria edulis, un artifice destiné à lui éviter le tautonyme Aria aria, proscrit par le code de nomenclature (Turland et al. 2018). Dans ce cas, le changement d’épithète spécifique obscurcit la relation de synonymie entre les deux noms.
Revenons-en maintenant à l’IPNI : Le problème principal de cet index, dans sa forme actuelle, est qu’il recense indifféremment tous les noms publiés, qu’ils soient corrects ou bien synonymes, sans émettre de jugement sur leur valeur taxonomique. Le nombre de noms inclus dans l’IPNI est donc bien supérieur au nombre réel des espèces connues.
Alors, comment faire ? À une échelle géographique locale, les flores et les référentiels taxonomiques offrent une solution provisoire en proposant une classification unique et cohérente, fondée soit sur l’opinion d’un taxonomiste, soit sur une tentative de consensus. Mais à l’échelle mondiale, les flores et les référentiels taxonomiques régionaux sont parfois en contradiction les uns avec les autres. Il devient alors nécessaire, si on souhaite connaître le nombre de plantes connues de la science, de produire une liste mondiale des espèce connues indiquant leur nom correct.
C’est en réalité cet objectif que Darwin a en tête lorsqu’il donne la première impulsion à l’Index Kewensis : celui-ci doit non seulement agréger tous les noms publiés, mais aussi indiquer, pour chaque nom, s’il s’agit d’un nom correct ou d’un simple synonyme. Mais très vite, cet objectif est abandonné devant l’ampleur de la tâche, qui exige des ressources et une expertise taxonomique bien au-delà de ce qui peut être fourni (Lughadha 2004). L’Index Kewensis prend alors sa fonction actuelle de liste de noms publiés, fonction reprise ensuite par l’IPNI.
Le rêve de Darwin est pourtant ressuscité en 2002, lorsque la sixième Conférence des Parties à la Convention sur la Diversité Biologique adopte la Stratégie mondiale pour la conservation des plantes (GSPC), dont le but est « d’enrayer l’appauvrissement actuel et continu de la diversité végétale ». Le premier objectif de cette stratégie pour 2010 est la création d’« une liste provisoire, largement accessible, des espèces végétales connues, à titre d’étape vers la création d’une flore mondiale exhaustive ».
C’est ainsi que nait en 2010 The Plant List, une initiative internationale qui a pour ambition de fournir la liste exhaustive des espèces connues de plantes terrestres. Dans sa dernière version, en 2013, The Plant List reconnait environ 351 000 noms d’espèces corrects pour 471 000 synonymes, et contient encore 242 000 noms non évalués (« The Plant List » 2013).
Le successeur de The Plant List, la World Flora Online, voit le jour en 2012, en réponse à la mise à jour de la Stratégie mondiale pour la conservation des plantes pour 2011-2020, qui propose comme premier objectif la création d’« une flore en ligne de toutes les plantes connues ». La World Flora Online a donc pour ambition de proposer une flore exhaustive des plantes terrestres connues, incluant non seulement des informations taxonomiques mais aussi des descriptions, des illustrations et des cartes de distribution géographique (« World Flora Online » 2012). Bien que ces objectifs soient seulement partiellement atteints, elle reconnait aujourd’hui 382 000 noms d’espèces corrects pour 595 000 synonymes, auxquels s’ajoutent 119 000 noms ambigus ou non évalués. Elle constitue donc la liste la plus exhaustive à ce jour des espèces végétales connues. En considérant qu’on ignore le nombre de noms corrects parmi les noms ambigus et non évalués, il devient possible de proposer une première estimation assez large du nombre d’espèces actuellement connues de plantes terrestres : il se situerait quelque part entre 382 000 et 501 000, bien loin de la première estimation de Linné.
En parallèle de ces initiatives ambitieuses, la persistance des problèmes de synonymie pousse un certain nombre de taxonomistes à proposer des approches différentes pour estimer le nombre d’espèces végétales connues en l’absence d’une liste exhaustive. Les méthodes développées peuvent être schématiquement regroupées en trois groupes (Lughadha et al. 2016).
La méthode la plus immédiate consiste à consulter, pour chaque genre ou famille de plantes, les travaux taxonomiques les plus récents (monographies, flores ou révisions taxonomiques) puis à simplement additionner les nombres d’espèces acceptées (Thorne 2000, 2002 ; Christenhusz et Byng 2016). Les chiffres les plus récents obtenus par cette méthode font état de 295 000 espèces connues de plantes à fleurs, 1 079 gymnospermes, 11 850 fougères et plantes alliées, environ 22 000 mousses, hépatiques et anthocérotes, et 44 000 algues (Christenhusz et Byng 2016). Ce dernier chiffre inclut toutefois des organismes non classées parmi les plantes et, en remontant à la source de cette estimation, on peut estimer à 21 000 le nombre d’espèces d’algues connues dans la lignée verte (Guiry 2012), ce qui porterait à 351 000 le nombre d’espèces de plantes connues.
D’autres auteurs adoptent une approche plus géographique, par exemple en estimant le nombre d’espèces pour un ensemble de grandes régions puis en additionnant les valeurs obtenues (Bramwell 2002), ou bien en modélisant la relation mathématique entre l’aire d’une région géographique et le nombre d’espèces endémiques dans cette région géographique, puis en extrapolant cette relation à la surface totale de la Terre (Hobohm et al. 2019). Ce dernier auteur aboutit à une estimation de 284 000 à 398 000 espèces de plantes vasculaires, avec une meilleure estimation à 312 000 espèces.
Enfin, un certain nombre d’auteurs tentent d’estimer le nombre d’espèces connues en partant des noms d’espèces recensées par l’IPNI, puis en estimant le taux de synonymie à partir d’un échantillon de genres ou de familles bien connus et ayant fait l’objet de travaux récents (Govaerts 2001 ; Scotland et Wortley 2003 ; Wortley et Scotland 2004 ; Paton et al. 2008 ; RBG Kew 2016 ; Lughadha et al. 2016). Les calculs basés sur cette méthode donnent des résultats très variables, et font l’objet de débats sur le meilleur échantillon à considérer pour calculer le taux de synonymie. Néanmoins, les chiffres les plus récents obtenus par cette méthode estiment à 369 000 le nombre d’espèces de plantes à fleurs, soit 384 000 à 391 000 plantes vasculaires (RBG Kew 2016 ; Lughadha et al. 2016).
Peut-être aurez-vous remarqué qu’on n’a considéré, jusqu’ici, que le nombre d’espèces connues de la science. En effet, tous les auteurs cités jusqu’ici, sauf un (Hobohm et al. 2019), tentent d’estimer le nombre d’espèces actuellement connues. Or, toutes les espèces existantes n’ont pas encore été découvertes et, à ce jour, ce sont environ 2 500 nouvelles espèces de plantes vasculaires qui sont décrites chaque année (IPNI 2022)4. Ce constat pose évidemment la question du nombre d’espèces qu’il reste encore à découvrir.
Une première approche pour estimer ce nombre consisterait à postuler que le nombre de nouvelles espèces décrites diminue au cours du temps, au fur et à mesure que le nombre d’espèces inconnues diminue. Il suffirait alors d’extrapoler la courbe représentant l’évolution du nombre de nouvelles espèces décrite au cours du temps pour estimer le nombre d’espèces restantes. Or, contre toute attente, le nombre d’espèces de plantes vasculaires décrites ne montre pas de signe de diminution au cours du temps ! Ce constat semble être dû en partie à la hausse du nombre de taxonomistes impliqués dans la description de nouvelles espèces (Joppa, Roberts, et Pimm 2011). Certains auteurs tentent malgré tout de modéliser l’évolution du nombre d’espèces décrites au cours du temps en intégrant dans leur modèle l’évolution des efforts taxonomiques (Joppa, Roberts, et Pimm 2011 ; Pimm et Joppa 2015). En combinant leurs résultats avec des estimations d’experts, ils estiment qu’il reste entre 10% et 20% d’espèces de plantes à fleurs non connues de la science, principalement situées en Amérique centrale et du sud, en Afrique du sud et en Australie.
Compte-tenu des estimations les plus récentes (Lecointre et Le Guyader 2016 ; RBG Kew 2016 ; Christenhusz et Byng 2016 ; Lughadha et al. 2016 ; Guiry 2012), on peut raisonnablement estimer qu’on connait aujourd’hui entre 295 000 et 369 000 espèces de plantes à fleurs, soit environ 351 000 à 434 000 espèces de plantes. En tenant compte des espèces non encore découvertes, il existerait un total de 400 000 à 530 000 espèces de plantes sur Terre, dont 50 000 à 100 000 resteraient encore à découvrir. Ces chiffres prennent toute leur importance si on considère que les espèces non connues de la science sont probablement des espèces tropicales, rares et à distribution géographique très restreinte, situées dans des régions fortement menacées par les activités humaines. La biodiversité végétale n’a jamais été aussi bien connue qu’aujourd’hui, et pourtant elle n’a jamais semblé aussi fragile.
Adrien Delattre
Relecture : Pascal Amblard, Sylvain Delattre
Notes
1 : La rigueur voudrait que l’on définisse clairement ce qu’est une plante. Dans cet article, j’entends par « plante », ou « végétal », tout organisme de la lignée verte (Archéoplastidés), qui comprend les plantes vasculaires (plantes à fleurs, gymnospermes et ptéridophytes), les Bryophytes au sens large (mousses, hépatiques et anthocérotes) et une partie des algues. J’exclus donc les champignons et les lichens. Mais puisque chaque auteur cité considère un groupe différent, j’expliciterai pour chaque travail cité le groupe taxonomique concerné.
2 : On pourrait considérer que Linné n’est pas l’inventeur de la nomenclature binominale. On peut en effet retrouver des traces de cet usage, quoique de manière inconsistante, chez des auteurs antérieurs tels que Pline l’Ancien (23-79 après J-C) ou Gaspard Bauhin (1560-1624). Le mérite de Linné réside surtout dans l’application systématique de cette nomenclature.
3 : En dernière analyse, les controverses sur la circonscription des espèces peuvent être attribuées à un ensemble de facteurs, dont on peut espérer que certains s’atténuent avec l’évolution des connaissances scientifiques (Cuypers, Reydon, et Artois 2022) :
- Une connaissance insuffisante de la dynamique évolutive et de l’écologie des organismes
- Des frontières floues entre espèces, dues à des hybridations, un isolement reproductif imparfait, etc.
- Une spéciation « en cours », c’est-à-dire une situation intermédiaire entre une lignée évolutive unique et deux lignées complètement séparées
- Une grande variété des concepts d’espèce : plus d’une trentaine de définitions différentes existent dans la littérature, ce qui se reflète dans la pratique des taxonomistes
- Des désaccords méthodologiques sur la manière de délimiter les espèces en pratique
- Des considérations externes telles que l’utilité de la classification sur le terrain, les enjeux de conservation, etc.
4 : Il s’agit plus exactement du nombre de nouveaux noms publiés chaque année au rang spécifique, en excluant les nouvelles combinaisons (combinatio nova) et les noms de remplacement (nomen novum). Il est néanmoins presque certain qu’une part non négligeable de ces nouveaux noms se révéleront avec le temps n’être que des synonymes d’espèces déjà connues.
Bramwell, David. 2002. « How many plant species are there? » Plant Talk 28: 32‑34.
Christenhusz, Maarten J. M., et James W. Byng. 2016. « The number of known plants species in the world and its annual increase ». Phytotaxa 261 (3): 201‑17. https://doi.org/10.11646/phytotaxa.261.3.1.
Cuypers, Vincent, Thomas A. C. Reydon, et Tom Artois. 2022. « Deceiving Insects, Deceiving Taxonomists? Making Theoretical Sense of Taxonomic Disagreement in the European Orchid Genus Ophrys ». Perspectives in Plant Ecology, Evolution and Systematics 56 (septembre): 125686. https://doi.org/10.1016/j.ppees.2022.125686.
Govaerts, Rafaël. 2001. « How many species of seed plants are there? » Taxon 51 (3): 511‑12. https://doi.org/10.2307/1224723.
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Hobohm, Carsten, Monika Janišová, Manuel J. Steinbauer, Sara Landi, Richard Field, Sula E. Vanderplank, Carl Beierkuhnlein et al. 2019. « Global endemics-area relationships of vascular plants ». Perspectives in Ecology and Conservation 17 (2): 41‑49. https://doi.org/10.1016/j.pecon.2019.04.002.
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3 commentaires
Merci et bravo pour cet agréable article si bien documenté.
Bonjour,
Merci beaucoup pour cet article très instructif.
Une question : Dans l’exemple sur le genre Ophrys (paragraphe «Le casse-tête de la synonymie » , vous écrivez qu’ « à ce jour 1294 noms d’espèces ont été publiés pour le genre Ophrys (IPNI 2022) », mais que le « nombre d’espèces reconnues varie de 10 à 354 (Cuypers, Reydon, et Artois 2022) ». Quelle est la différence entre la notion d’espèce publiée et celle d’espèce reconnue, qui induit une différence de nombre maximum d’espèces mentionné ici (1294 vs 354) ?
Cordialement,
Maud A
Bonsoir,
Quand je dis que 1294 noms d’espèces ont été publiés pour le genre Ophrys, cela signifie qu’à 1294 reprises, des botanistes ont publié un nouveau nom pour ce qu’ils estimaient être une vraie espèce. Tous ces noms sont répertoriés par l’IPNI. La présence d’un nom sur l’IPNI signifie donc en gros : « à un moment donné de l’histoire, un (ou une) botaniste a estimé que ce nom désignait de manière correcte une vraie espèce ». Ce nombre augmente au cours du temps, car l’IPNI conserve en mémoire tout ce qui a été publié depuis 1753, et chaque année des botanistes publient de nouveaux noms qu’ils estiment corrects.
Or, il arrive très souvent qu’une espèce unique soit désignée par des noms différents par des botanistes différents, soit par erreur (par exemple, un botaniste peut publier un nouveau nom pour ce qu’il croit être une nouvelle espèce, et s’apercevoir ensuite que l’espèce avait déjà été nommée), soit parce que différents auteurs ont des visions différentes de la délimitation des espèces. Dans ces cas, et même s’il s’agit d’une erreur reconnue, le synonyme reste « en mémoire » dans l’IPNI, et il est comptabilisé dans le nombre de noms publiés, mais il n’est pas forcément considéré comme correct. Chaque auteur reconnaitra un certain nombre de noms corrects et considérera le reste des noms publiés comme incorrects (synonymes).
Quand je dis que le nombre d’espèces reconnues varie de 10 à 354, ça signifie que parmi tous les botanistes qui ont travaillé sur les ophrys récemment (après 2000), aucun d’entre eux ne considérait qu’il y avait plus de 354 « vraies » espèces. En d’autres termes, même les auteurs qui avaient tendance à reconnaitre beaucoup de petites espèces considéraient qu’au moins 940 des noms publiés depuis 1753 n’étaient que des synonymes incorrects.
C’est la même chose pour le nombre d’espèces de plantes : Près d’un million de noms de plantes vasculaires ont été publiés, mais parmi ces noms on peut considérer qu’environ 60 à 70% sont des synonymes, et que seuls 30 à 40% sont des noms corrects.
J’espère avoir été plus clair, mais la synonymie est un sujet très complexe.