Borderea pyrenaica Miégeville : Synthèse des stations françaises et mise au point nomenclaturale


Borderea pyrenaica (=Dioscorea pyrenaica) est une endémique des Pyrénées centrales surtout espagnoles, débordant en France dans la région de Gavarnie. Elle est l'un des rares représentants européens des Dioscoreaceaes. Contrairement à Borderea chouardi (exclusivement espagnole), elle croît aux étages subalpin et alpin, dans des éboulis surtout carbonatés, fins à moyens et sols pierreux soumis aux phénomènes cryonivaux.

Les péripéties d'une découverte

Le genre Dioscorea est décrit par Linnée en 1753, et possède comme espèce type D. sativa L.(l'Igname !). Ce genre comprend près de 600 espèces à répartition pantropicale et subtropicale.
Le 15 juillet 1845, BUBANI découvrait une "plante modeste mais vraiment remarquable et curieuse, offrant l'aspect d'une sorte de Rumex et d'une couleur pâle comme celle des Plumbago", dans les Pyrénées aragonaises, plus particulièrement sur le versant de la montagne de la Peña Montañesa. Il l'attribua au genre Dioscorea, et fit part de sa découverte à Félix DUNAL (professeur de Botanique à la faculté de Montpellier) le 24 du même mois. DUNAL ne semble pas avoir tenu compte de cette mention est c'est seulement le 2 mars 1846, que de passage à Montpellier, BUBANI lui rappelle sa découverte, et lui rapporte un échantillon. Cette information sera alors diffusée à quelques botanistes montpelliérains et atteindra les oreilles de SAINT-HILAIRE (peut-être Isidore GEOFFROY de SAINT HILAIRE), mais aussi de TIMBAL-LAGRAVE, REQUIEN, DELESSERT, BOISSIER, WEBB, WILLKOMM, LANGE, PARLATORE et de DUCHARTRE qui en fera mention dans la Revue Botanique en 1847 (DUCHARTRE, 1847), une revue qui n'aura que deux ans d'existence. La publicité sur cette découverte va s'étendre très progressivement car certains de ces botanistes semblent avoir estimé que la découverte d'un taxon du genre Dioscorea dans les Pyrénées résultait d'une vulgaire confusion avec un Tamus (en particulier BOISSIER et PARLATORE selon BUBANI 1901). En outre, DUCHARTRE (1847) écrivait "[BUBANI] ne croit pas devoir le livrer encore de longtemps à la science".

En 1860-1861, soit 15 ans après sa première récolte, BUBANI séjourne à Paris et montre de nouveau ses échantillons à des botanistes, en particulier DECAISNE, BRONGNIART, SPACH et NAUDIN. Encore une fois, cette annonce bien qu'exceptionnelle, ne fait pas l'objet d'une publicité importante, et l'espèce reste non décrite.

Ce n'est qu'en 1864, que la rumeur de la découverte d'un Dioscorea dans les Pyrénées est mentionnée par le comte JAUBERT lors d'une séance de la Société Botanique de France. DUCHARTRE, également présent lors de cette séance, indique que cette découverte aurait été faite dans la partie des Pyrénées espagnoles voisine Prats-de-Mollo (Pyrénées-Orientales), information erronée qui s'est répandue dans de nombreuses flores. La publication des actes de cette séance, en 1865, dans une revue largement diffusée, rend publique la découverte de ce Dioscorea, et attise la curiosité des botanistes. En effet, la découverte est d'autant plus étonnante qu'aucune espèce de ce genre n'a jamais été signalée en Europe. Beaucoup attendent alors impatiemment la description "princeps" de BUBANI.

Deux ans plus tard, à l'occasion de la séance du 13 juillet 1866, M. l'abbé MIEGEVILLE publie, avec l'accord de BUBANI, le genre Borderea [1866, Bull. Soc. Bot. France, 13 : 374 (publié en 1867)] à partir d'échantillons qu'il aurait lui même recueillis : "quelques échantillons de cette espèce m'étaient tombés sous la main, en septembre 1857, au sommet de la vallée de Pinède, entre le Mont-Perdu et la Meunia de Trémouse, sur les rochers du Gabièdou, qui dominent le beau vallon nommé Tourmacal.". Il précise par ailleurs, que "M. BORDERE, plus heureux que moi, l'a récolté en superbes exemplaires, au mois d'août 1865, dans la vallée d'Otal, non loin du port de Boucharo". Le 6 août 1865, M. l'abbé MIEGEVILLE et M.BORDERE analysent leurs échantillons respectifs de ce nouveau taxon. Une réflexion commune sur le nom de genre à attribuer à la plante s'engage: Tamus ne convient pas car les espèces de ce genre possèdent des fruits bacciformes, ce qui n'est pas le cas de la Dioscoraceae pyrénéenne. Tubercularia et Bubania ne conviennent pas car ces noms sont déjà attribués à d'autres taxons (respectivement: à un genre de champignons Gymnomycètes et à un genre de la famille des Plumbaginaceaes). Dioscorea leur convient jusqu'à ce qu'ils apprennent, quelques temps plus tard, par un de leur "maître" (Ch. GRENIER) à qui BORDERE avait écrit et envoyé des échantillons que ce nom avait déjà été attribué sans être validement publié par M.BUBANI, mais qu'il avait été mentionné dans le Bulletin de la SBF dans le compte rendu de la séance du 11 novembre 1864 (publié en juillet 1865, mais que MIEGEVILLE et BORDERE recevront seulement 3 mois plus tard). Finalement, MIEGEVILLE justifie la création du genre Borderea d'après certaines caractéristiques morphologiques. Ainsi, Borderea pyrenaica devient l'un des premiers noms validement publié de cette Dioscoraceae. L'accord de BUBANI semble n'avoir concerné qu'une partie du texte, et bien des années plus tard, alors qu'il publiera enfin son Dioscorea pyrenaea (et non pas pyrenaica) BUBANI (1901) critiquera sensiblement la description de MIEGEVILLE.

Quinze jours après l'exposé du travail de MIEGEVILLE, lors de la séance du 27 juillet 1866 de la Société Botanique de France, le secrétaire général expose un courrier de Charles GRENIER qui publie validement le nom de Dioscorea pyrenaica, à la place de BUBANI mais avec l'accord de ce dernier, et à partir des échantillons que lui a envoyés BORDERE le 24 août 1865 (et collectés le 9 août 1865, donc juste après que MIEGEVILLE et BORDERE aient étudiés ensemble leurs récoltes). Par équité, il associe au nom de la plante celui des deux inventeurs qui lui sont connus : Dioscorea pyrenaica BUBANI et BORDERE.

Bien que communiqués lors de séances de la Société Botanique de France qui se sont déroulées à quinze jour d'intervalle, ces deux noms sont publiés de manière simultanée lors de la diffusion du fascicule 5 du volume 13 du Bulletin de la Société Botanique de France, c'est à dire en 1867. Il serait possible que Grenier ait été informé de la communication de Miégeville lorsqu'il a envoyé, le 21 juillet 1866, sa communication au secrétaire de la Société Botanique de France, soit une semaine après la communication de Miégeville. Il n'y fait cependant jamais référence, et déplore au contraire "un an d'attente inutile" (entre l'annonce faite par JAUBERT et une éventuelle publication par BUBANI).

Ce n'est qu'en 1901 que BUBANI décrira lui-même Dioscorea pyrenaea (et non pas pyrenaica), dans sa Flora pyrenaea. Sa description, traduite dans GAUSSEN (1965), contient une grande quantité de commentaires et de corrections par rapport à la description de MIEGEVILLE, par contre il n'a aucun grief a l'encontre de GRENIER.


Conséquences sur la nomenclature:

Du fait que BUBANI n'avait pas publié sa découverte immédiatement, que deux noms avaient été publiés simultanément pour la même espèce par deux auteurs différents, et que GRENIER et MIEGEVILLE attribuaient à d'autres auteurs les noms publiés dans leur publication, les règles du code de la nomenclature botanique ne donnent pas de solution évidente. On trouve donc différentes citations dans la littérature:

Borderea pyrenaica Miégev. [1866, Bull. Soc. Bot. France, 13 : 374] qui est le nom valide si on considère que la plante appartient au genre Borderea.
Dioscorea pyrenaica Bubani & Bordère ex Gren. [1866, Bull. Soc. Bot. France, 13 : 382] qui est le nom valide si l'on préfère attribuer la plante au genre Dioscorea
Dioscorea pyrenaica Bubani ex Jaubert [1864, Bull. Soc. Bot. France, 11 : 264] [nom. nud.] correspond à la première mention de la plante, mais cette mention n'étant pas accompagnée d'une diagnose latine, ni d'aucun échantillon type, il s'agit d'un nomen nudum.
Dioscorea pyrenaea Bubani [1901, Fl. Pyren. 4 : 124], qui correspond à une variante orthographique utilisée par BUBANI.

On trouve encore la rédaction Dioscorea pyrenaica Bubani in Miégev. dans GAUSSEN [1965, Bull. Soc. Hist. Nat. Toulouse 100 : 389]? Citation erronée par rapport aux règles de la nomenclature botanique; car indiqué comme un synonyme de Borderea pyrenaica dans MIEGEVILLE (1866), il s'agit d'un nom invalide.
Certains auteurs écrivent Borderea pyrenaica (Bubani) Miégev., une rédaction qui, encore une fois, ne tient pas compte des règles de nomenclature; le nom de MIEGEVILLE ne peut pas être une combinaison basée sur un nom de BUBANI, puisque lors de la publication de MIEGEVILLE, aucun nom n'avait été validement publié par BUBANI.

La rédaction Borderea pyrenaica (Gren.) Miégev. existe aussi dans la littérature (par exemple dans COLLECTIF 1995). Dans la mesure ou Borderea pyrenaica Miégev. et Dioscorea pyrenaica Bubani & Bordère ex Grenier ont été publiés simultanément dans le volume 13 (fascicule 5) du Bulletin de la Société Botanique de France, il n'est pas possible de considérer que l'un est une combinaison basée sur l'autre. Il n'est pas non plus judicieux de vouloir appliquer l'Article 33.2 du Code de Saint Louis [GREUTER & al., 2000], qui prévoit le cas des "combinaisons nouvelles présumées" car en plus d'avoir été publiés simultanément, ils sont basés sur un nom invalide (Dioscorea pyrenaica Bubani ex Jaubert) et sur du matériel distinct (les échantillons de MIEGEVILLE et ceux de BORDERE collectés avant le 6 aout 1865 pour Borderea pyrenaica Miégev; les échantillons de BORDERE collectés après le 9 août 1865 pour Dioscorea pyrenaica Bubani & Bordère ex Gren.).


Synthèse des stations françaises:

En France, c'est uniquement dans les Hautes-Pyrénées que l'on trouve la Borderea pyrenaica uniquement dans la Haute vallée du Gave de Gavarnie, mais en différentes stations, notées avec plus ou moins de précisions dans la littératures et sur les planches d'herbier de ce taxon.

En France, les stations classiques se situent sur le sentier des Espugue, encore appelé sentier du Bédérou. C'est le sentier qui parcourt le flanc exposé à l'ouest de la Hount Blanque sur la rive droite du gave de Gavarnie. Il joint l'Hôtellerie du cirque au plateau de Pailla, lui même situé en contre-bas du refuge des Espuguettes. Borderea abonde localement dans quelques uns des éboulis traversés par le chemin vers 1700 m d'altitude [obs. pers., 1998 & SOMSON, 1983]. Une autre station est mentionnée dans le même secteur au niveau du plateau de Pailla, dans les éboulis exposés au nord [SOMSON, 1983; GAUSSEN, 1965].

Après avoir visité une station du fameux sentier en juillet 1998, nous recherchions Androsace cylindrica subsp. cylindrica sur les parois rocheuses exposées au nord est sur la rive gauche du gave c'est à dire exactement à l'opposé du chemin des Espugues. Il existe un chemin non indiqué sur les cartes, non balisé et d'ailleurs assez scabreux qui parcourt ce flanc de montagne jusqu'au fond du cirque. Les éboulis présents juste en dessous des barres rocheuses au niveau de la Planette et au dessus du Bois du Bourlic contiennent des milliers de pieds de Borderea. La station s'étend sur plusieurs hectares! Il était difficilement pensable qu'une telle station soit passée inaperçue dans un lieu si fréquenté et effectivement, après consultation de botanistes pyrénéens, il s'avère que Jean VIVANT a récolté la plante "en 1967 dans les nappes d'éboulis mobiles de St Bertrand" [comm. pers.], c'est à dire très probablement au même endroit. Cependant cette station ne semble n'avoir jamais fait l'objet d'une publication.

Nous avons revu cette station en juillet 2004. Il s'agit d'un pierrier carbonaté à éléments fins à grossiers, enrichis en fractions terreuses fines. Nous y avons noté ainsi que dans les parties plus ou moins stabilisés à proximité:


Aquilegia pyrenaica DC.
Arenaria purpurascens Ramond ex DC.
Asperula hirta Ramond
Aster alpinus L.
Bartsia alpina L.
Borderea pyrenaica Miégev.
Botrychium lunaria (L.) Sw.
Carex sempervirens Vill.
Crepis pygmaea L.
Dryas octopetala L.
Erinus alpinus L.
Euphrasia salisburgensis Funck
Globularia nudicaulis L.
Gymnocarpium robertianum (Hoffm.) Newman
Helleborus foetidus L.
Hypericum nummularium L.
Leontopodium alpinum Cass.
Linum catharticum L.
Pinus uncinata Ramond ex DC.
Potentilla alchimilloides Lapeyr.
Potentilla rupestris L.
Rumex scutatus L.
Salix pyrenaica Gouan
Scrophularia canina subsp. juratensis (Schleich. ex Wydler) Bonnier & Layens
Senecio pyrenaicus L.
Sesleria caerulea (L.) Ard.
Silene vulgaris subsp. glareosa (Jord.) Marsden-Jones & Turrill
Valeriana montana L.
Vincetoxicum hirundinaria Medik.

Aquilegia pyrenaica et Borderea pyrenaica sont caractéristiques de cette association : Aquilegio pyrenaicae-Bordereetum pyrenaicae.

Nous pouvons aisément distinguer les pieds mâles des pieds femelles (la plante étant dioique): les pieds mâles portent des grappes de petites fleurs brunâtres et les pieds femelles sont à cette époque pour la plupart déjà fructifiés. Les gros tubercules de 3 à 4 cm de diamètre peut-être consommés autrefois par les bergers [1995, COLLECTIF], affleurent à certains endroits de l'éboulis. La plante ne supporte pas la concurrence et disparait complètement dans les parties boisées et donc fixées de l'éboulis. En fait, elle possède une certaine similitude autoécologique avec Ranunculus parnassifolius avec laquelle elle partage certaines stations [SOMSON, 1983]. Elle colonise exclusivement les pierriers cryoturbés, c'est à dire subissant l'action répétée du gel et du dégel. Les surfaces déneigées précocement sont les plus touchées par ce phénomène. Habituellement, les tubercules sont enfouis assez profondement dans la matrice fine de l'éboulis de telle sorte que la plante échappe à l'action de la cryoturbation. Il semblerait que la présence d'un sol meuble au moment de la germination faciliterait l'enfoncement de la radicule, et ainsi la fabrication du tubercule à une profondeur suffisante pour échapper ensuite à la cryoturbation. [SOMSON, 1983]

Remerciements à G.G.GUITTONNEAU pour avoir soulevé le problème nomenclatural concernant ce taxon et pour les documents fournis, à A.BAUDIERE pour les documents envoyés, à J.VIVANT pour la communication de ses observations personnelles, à M.SAULE pour la copie de son dessin de Borderea pyrenaica.


Bibliographie:

BUBANI, P. – 1901 - Flora Pyrenaea, 4 : 124-127

DUCHARTRE, P. – 1847 - Faits Divers. Revue Botanique, 2 : 383-384

DUPIAS, G. – 1981 - Fleurs du Parc National. Haute montagne ; étage subalpin (1ère partie) Atlas floristique 2. Trav. Parc Natl. Pyrénées occidentales : 1-[192]

GAUSSEN, H. – 1965 Révision des Dioscorea (Borderea) pyrénéens. Bull. Soc. Hist. Nat. Toulouse, 100 : 383-398

GAUSSEN, H. – 1966 - Flore des Pyrénées. Famille des Dioscoreaceae. Doc. Cartes Prod. Vég. (sér. Pyrénées), 4 (3) : 1-20

GAUSSEN, H. – 1966 - Les Dioscorea pyrénéens. Monde Pl., 350 : 14

GRENIER, J. C. M. – 1866 - Note sur le Dioscorea pyreanica Bub. et Bord. Bull. Soc. Bot. Fr., 13 : 380-383

LE BRUN, P. - 1950 a - Erosion géobotanique et espèces à aires disjointes. Monde Pl., 267-268 : 40

MIEGEVILLE, J. - Essai de détermination d'une Dioscorinée récemment découverte dans les Pyrénées. Bull. Soc. Bot. Fr. 13 : 373-379. 1866.

MORENO SAIZ, M. – 1990 - Mapa 465. Borderea pyrenaica Miégeville [in J. Fernandez-Casa & R. Gamarra (éds.)]. Asientos para un atlas corologico para la flora occidental. Fontquiera, 30 : 196-197

SAULE, M. – 1991 - La grande flore illustrée des Pyrénées. Ed. Milan, Toulouse et Randonnées pyrénéennes, Tarbes, [1]-768

SOMSON P. - 1983 - Contribution à l'étude de la végétation des pierriers et éboulis pyrénéens dans ses relations avec la dynamique du modèle support - Thèse de l'Université Paul Sabatier, Toulouse

VILLAR, L. & LAZARE, J.-J. – 1991 - Avance del Atlas ICAFF (Inventario y cartografia automatica de la flora de los Pirineos). Itin. Geobot., 5 : 481-504

COLLECTIF – 1995 - Livre Rouge de la Flore Menacée de la France